Nous avions déjà rencontré Chiara Isotton à Marseille, l’an dernier, à l’occasion des représentations de Don Carlo, lors de ses tout premiers pas sur une scène française, où elle nous avait impressionné pour sa première Elisabeth de Valois .
Au terme d’une saison bien remplie qui l’aura vue fréquenter le Teatro alla Scala et le Metropolitan Opera de New York pour d’excitantes prises de rôle en Fedora puis en Maddalena di Coigny, c’est cette fois-ci à Toulouse que la jeune soprano vénitienne a posé ses valises pour des débuts prometteurs dans la Margherita de Mefistofele, un rôle sur lequel elle revient pour Première Loge.
Hervé CASINI : Dans la galaxie opératique, Mefistofele fait à plus d’un titre figure d’ovni avec sa construction « baroque » entre symphonisme post-wagnérien, style « Grand Opera » voire déjà mélodrame fin-de-siècle… Plus particulièrement, que diriez-vous de l’écriture vocale du personnage de Margherita ?
Chiara ISOTTON : Je suis tout à fait d’accord : à l’écoute de Mefistofele, on ressent l’influence de tant de choses ! L’air de Margherita « L’altra notte, in fondo al mare » fait référence aux « scènes de la folie » du Bel Canto et, vous le verrez lors du spectacle, on a essayé de rendre intéressant cet aspect pour le public… Comme vous le savez, Arrigo Boito savait écrire pour tous les pupitres : par exemple, à un moment dans cet air, alors que la folie commence à gagner le personnage, et même si la comparaison ne peut évidemment être poussée trop loin, cette flûte que l’on distingue à l’orchestre, c’est celle de Lucia di Lammermoor et, avec elle, des ouvrages du Bel Canto romantique où cet instrument est tant lié à la notion de folie…
En outre, la folie de ce personnage, c’est tout d’abord la folie d’une petite fille qui rencontre, pour la première fois, l’amour et est ensorcelée par cet Enrico – alias Faust – à cause duquel elle commettra deux crimes, celui de sa mère et celui de son bébé. La folie de Margherita, c’est celle d’un personnage qui ne réussira pas à assumer le poids de la douleur immense qu’il ressent. Selon moi, Arrigo Boito réussit de manière exceptionnelle ce troisième acte au moment où Margherita prend conscience de ce qu’elle a fait et fait alterner la folie avec des moments de lucidité totale. Ainsi, à un certain moment, Margherita se souvient des beaux moments de la promenade faite avec Enrico dans le jardin de Marta et, l’instant d’après, revient à la réalité avec l’empoisonnement de sa mère et la noyade de son fils. De même, il faut garder à l’esprit que c’est cette même petite fille qui a la force énorme de s’opposer au Malin, à l’origine de tout ce qui lui arrive, et de faire appel à Dieu pour qu’il la reçoive à la fin de ce troisième acte.
Avec « L’altra notte », c’est bien évidemment « Spunta l’aurora palida » qui constitue selon moi l’une des pages musicales les plus belles de l’opéra. Dans ce dernier air, probablement le moment le plus intimiste de l’ouvrage, Boito réintroduit le motif du Prologue et du chœur mystique comme une sorte de lumière qui conduirait Margherita vers le Paradis. C’est selon moi une partie très réussie.
H. C. : En outre, il y a ces derniers mots de Margherita qui, s’adressant à l’homme qu’elle a aimé, lui lance : « Enrico, mi fai ribrezzo » (« Henri, tu me fais horreur »). Ce bref instant de théâtre[1] doit être normalement parlé…mais pas de n’importe quelle manière, n’est-ce-pas ?
C. I.: Pour bien saisir le sens de cette apostrophe, il est je crois nécessaire de comprendre que progressivement dans son air « Spunta l’aurora palida », alors que tout est fini pour elle dans sa vie terrestre (« Tutto è finito in vita ! »), Margherita se tourne vers Dieu qui, lui seul, pourra lui pardonner, tandis que Mefistofele la considère comme jugée (« È giudicata ! ») et que Faust se rend compte qu’il a commis une chose horrible (« O strazio ! »). C’est à ce moment précis que Margherita peut dire à Faust qu’il lui fait horreur (« Enrico, mi fai ribrezzo ») car elle a désormais compris qu’il existe un amour bien plus grand que celui qu’elle aura cru connaître sur terre.
Sur la partition, Boito – qui a pourtant écrit ici des notes…- indique « Quasi parlato » (« Presque parlé »). C’est donc très difficile de rendre cette volonté du compositeur : en ce qui me concerne, à la différence d’une esthétique de l’art lyrique qui n’a plus cours aujourd’hui et où l’on avait tendance à rendre les choses emphatiques, je parlerai sans aucune agressivité car, à cet instant précis, comme je l’ai dit plus haut, le personnage n’est plus dans la même dimension que les mortels.
H. C. : Avant cet acte centré sur le personnage de Margherita, votre personnage apparait déjà au début de l’acte II, dans la scène du jardin. Que pouvez nous dire de cette scène qui se termine en un quatuor auquel, outre Faust, viennent s’adjoindre Marta et Mefistofele ?
C. I. : Ce quatuor… j’aurais envie de dire que je le déteste (rire) mais que Jean-Louis Grinda sait intelligemment le mettre en scène, ce qui permet, dans cette scénographie, de clairement comprendre l’histoire. Ici, la Margherita que l’on découvre est tellement innocente qu’elle ne peut même pas concevoir que Faust ne soit pas comme elle et, par exemple, ne croit pas en Dieu (« Dimmi se credi, Enrico – nella tua religione ») ! Faust, en des phrases musicalement merveilleuses, lui expose sa croyance philosophique puis, juste avant que ne débute le quatuor final, lui présente l’ampoule contenant le poison que Margherita utilisera pour endormir sa mère et signer ainsi sa perdition future. L’unique raison qui fait accepter cette ampoule à mon personnage, c’est le fait de croire que, grâce à elle, elle pourra avoir sa première heure d’amour ! Totalement obsédée par Enrico, Margherita ne saisit évidemment pas les conséquences terribles de son acte…
H. C. : Votre personnage bénéficie également au troisième acte d’un moment lunaire, totalement suspendu dans la partition : le duo avec Faust « Lontano, lontano, lontano »…
C. I. : C’est sans doute l’un des rares moments, si ce n’est le seul, où Margherita croit qu’Enrico – Faust – pourrait la sauver de la prison et fuir avec elle vers une vie heureuse. Ce moment est rompu de façon géniale, comme vous le savez, par Mefistofele qui rappelle à Faust et Margherita que le jour se lève (« Sorge il dì ! »), faisant réaliser à celle-ci que plus rien n’est possible pour elle… sauf se tourner vers Dieu.
H. C. : Vocalement, le rôle de Margherita est écrit pour un grand soprano lyrique voire un lirico spinto ?
C. I. : Comme vous le savez, je n’aime pas donner des définitions de profils vocaux qui enferment ! Cependant, il est vrai que le caractère vocal du personnage de Margherita nécessite à la fois un côté dramatique et une grande souplesse d’expression : au deuxième acte, par exemple, il est indispensable de communiquer de la fraîcheur, de la jeunesse et de la légèreté et il est hors de question de chanter les premières phrases « Cavaliero illustre e saggio » comme s’il s’agissait de l’entrée en scène de Tosca ! Je pense davantage ici à Adina, afin de donner cette couleur et ce brillant qui devront totalement contraster avec ce que sera le troisième acte, son supplice et sa douleur…
Selon moi, ce rôle est truffé de difficultés avec ses sauts d’octave, ses fortissimi, ses moments où le rôle comporte de nombreux graves et, enfin, ses airs où il faut tout chanter pianissimo (« Spunta l’aurora palida ») et où cela devient potentiellement dangereux pour l’interprète ! Je dirai donc qu’il faut ici un soprano « consistant » (sic !)
H. C. : Ma question va plus loin… Si vous aviez la possibilité de chanter le rôle d’Elena voire les deux rôles dans la même soirée, vous seriez prête à relever le défi ?
C. I. : Je crois que tout réside dans la manière dont vous abordez une partition : il est nécessaire selon moi d’aborder ces ouvrages de la « Giovane Scuola » avec une idée précise et saine du style vocal du Bel Canto même s’il est évident que l’on ne peut pas chanter Donizetti comme l’on chanterait Mascagni ! Pour répondre plus directement à votre question, oui, le rôle d’Elena est tout à fait dans mes possibilités !
Une chose est certaine en tout cas : ce rôle de Margherita – pour lequel Christophe Ghristi m’avait sollicitée dès 2017 – arrive à point nommer dans mon évolution vocale et je suis totalement comblée de pouvoir l’aborder à Toulouse parmi une équipe de grande qualité, avec un orchestre et un chœur (y compris pour les voix d’enfants !) absolument exceptionnels !
Propos recueillis et traduits de l’italien par Hervé Casini
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[1] Rendu en particulier célèbre au xxe siècle par l’interprétation de Magda Olivero.