Rencontre avec OTTAVIO DANTONE, nouveau directeur musical du Festival de Musique ancienne d’Innsbruck
Les Innsbrucker Festwochen der Alten Musik, ou « Semaines de la musique ancienne d’Innsbruck », font l’objet d’importants changements. Fondées en 1976 dans la capitale du Tyrol, elles comptent, avec le festival néerlandais Oude Muziek d’Utrecht, parmi les plus prestigieux festivals européens consacrés à la musique préclassique. Depuis le 1er septembre, Alessandro De Marchi, surintendant et directeur artistique, a quitté le double poste qu’il occupait depuis treize ans. Il est remplacé par Eva Maria Sens, qui sera rejointe par un directeur musical de grande renommée, Ottavio Dantone, musicien et chef d’orchestre de premier plan, qu’a rencontré le journaliste Orlando Perera.
Âgé de 62 ans, originaire de Cerignola dans la province de Foggia, diplômé en orgue et clavecin au Conservatorio Verdi de Milan, Ottavio Dantone a fait ses débuts en tant que « continuiste » au clavecin, remportant d’importants prix à Paris et à Bruges. Sa rencontre avec l’orchestre romagnol Accademia Bizantina, spécialisé dans le répertoire baroque sur instruments anciens, est décisive. Il s’agit en effet d’un des ensembles les plus réputés dans ce domaine, qu’il a pris en charge en tant que chef d’orchestre en 1996, l’amenant au plus haut niveau international. On lui doit des enregistrements marquants, tant comme soliste que comme chef d’orchestre, pour des labels tels Decca, Deutsche Grammophon, Harmonia Mundi et Naïve, qui ont contribué de manière décisive au renouveau du répertoire baroque, d’Antonio Vivaldi en particulier. Cela ne l’a pas empêché de poursuivre une carrière non moins prestigieuse en tant que chef d’orchestre de grands orchestres classiques, s’aventurant également dans le répertoire traditionnel.
Orlando PERERA – Maestro Dantone, vous êtes bien connu à Innsbruck, où vous avez dirigé en 2019 votre « Accademia Bizantina » un magnifique Dori d’Antonio Cesti, italien mais possédant le genius loci, l’ « esprit du lieu[1] ». Cependant, c’est la première fois, si je ne me trompe pas, que vous assumez une mission organisationnelle aussi prestigieuse. Cela signifie-t-il une nouvelle phase dans votre travail en tant que chef d’orchestre de renommée internationale, dirigeant un répertoire très structuré ?
Ottavio DANTONE – Bien sûr, même si ma tâche sera plus musicale qu’organisationnelle, puisque la direction artistique et la gestion du festival seront confiées à Eva Maria Sens et à l’équipe très efficace des Innsbrucker Festwochen. Ma tâche en tant que directeur musical sera d’assurer le plus haut niveau musical pour un festival aussi prestigieux. Bien sûr, j’aurai mon mot à dire sur les choix et les stratégies artistiques, mais mon activité sera surtout liée à l’aspect purement créatif.
OP – En réalité, vous avez toujours conservé un double rôle, celui de chef d’orchestre et de claveciniste, mais aussi celui d’érudit et de musicologue qui, avec d’autres illustres collègues, a apporté une contribution fondamentale au renouveau du répertoire baroque, y compris avec des enregistrements très prestigieux. Lequel de ces deux rôles vous intéresse le plus ? Et comment allez-vous l’adapter à votre nouvelle mission ?
OD – Je crois qu’en musique, et pas seulement en musique ancienne, les rôles d’instrumentiste, de chef d’orchestre, d’érudit et de musicologue sont indissociables. J’aime infiniment l’étude et l’analyse des textes anciens, mais pouvoir mettre en pratique ce que l’on a appris, le transformer en émotions à communiquer aux autres est l’un des plus beaux métiers que l’on puisse faire.
Le maestro Dantone et son Accademia Bizantina – © D.R.
OP – Votre prédécesseur Alessandro De Marchi a parfois étendu les limites temporelles du concept de musique ancienne, en incluant des compositeurs comme Paër et Mercadante, qui appartiennent légitimement au XIXe siècle. Cependant, il s’agissait toujours d’opérations philologiques, de révisions ou de nouvelles éditions de partitions. Êtes-vous d’accord avec ce choix ? Comptez-vous vous aussi ne pas vous limiter à la période allant du XVIe au XVIIIe siècle ?
OD – Indépendamment de la programmation que nous mettrons en place dans les prochaines années, je crois qu’il ne faut plus penser la musique ancienne en se référant uniquement à une période historique ayant pour borne la seconde moitié du XVIIIe siècle. En effet, la musique du XIXe siècle est aujourd’hui suffisamment « ancienne » pour être considérée comme telle. En outre, la redécouverte du répertoire romantique par l’utilisation d’instruments originaux et une lecture historiquement informée est déjà en cours depuis plusieurs années et je pense qu’elle caractérisera le plaisir que nous prenons à l’écoute de cette musique dans les décennies à venir. Personnellement, avec l’Accademia Bizantina, nous avons déjà capté et publierons bientôt des enregistrements de Schumann, Mendelssohn, Beethoven et Schubert. La philologie peut nous aider à découvrir beaucoup plus de choses sur cette époque. Cela dit, le répertoire que j’aborderai durant ces années à Innsbruck sera principalement celui des XVIIe et XVIIIe siècles, notamment italien.
OP – A y regarder de plus près, si l’on parle de « Alte Musik » – musique ancienne – on pourrait légitimement penser aussi à des périodes antérieures, les XIVe et XVe siècles par exemple, mais cela, autant que je m’en souvienne, ne s’est jamais produit à Innsbruck, à l’exception de quelques rares soirées collatérales. Qu’en dites-vous ?
OD – Je n’étais pas au courant et c’est une observation intéressante et légitime, en tout cas il y aura quelque chose sur la musique médiévale et renaissante l’année prochaine.
La façade du Landestheater d’Innsbruck, l’un des lieux où se déroulent les Semaines de la musique ancienne – Photo : Taxiarchos228
OP – Quoi qu’il en soit, que pensez-vous du rôle de la philologie dans les interprétations contemporaines de la musique baroque ?
OD – Pour moi, il est très important que le public commence à comprendre ce que signifie réellement la philologie. Même aujourd’hui, après une longue période, certains pensent qu’il s’agit simplement de l’utilisation d’instruments anciens et de pratiques d’exécution, en jouant avec peu de vibrato ou en utilisant le même ensemble qu’à l’époque, en exécutant des œuvres sans coupures et d’autres petites choses de ce genre. Pour moi, la philologie signifie, comme le mot lui-même l’évoque, apprendre à comprendre une langue, une pensée, une émotion, un comportement esthétique. Pouvoir observer une partition et lire entre ses lignes non seulement ce qui est écrit et le sens qui en découle, mais aussi et surtout ce qui ne peut être écrit car caché par des codes rhétoriques, à travers l’étude et la relation entre la musique et les mots. C’est connaître toutes les sources et les utiliser à des fins créatives, en ayant, en outre, la possibilité de dépasser la pensée du compositeur tout en la respectant profondément.
OP – Vous amènerez également à Innsbruck l’Accademia Bizantina, l’excellent orchestre baroque de Bagnacavallo (région de Ravenne), dont vous avez pris la responsabilité en 1996, soit depuis près de trente ans. À Innsbruck, il faut le dire, il y a déjà un orchestre local, de bon niveau, mais pas comparable en termes de prestige. Avez-vous trouvé des obstacles à cette décision, par ailleurs difficilement contestable ?
OD – Non, au contraire. On m’a demandé d’assumer cette tâche aussi et surtout avec l’Accademia Bizantina. D’autre part, un orchestre baroque s’identifie à son chef et vice versa. L’Académie byzantine représente l’émanation la plus pure de ma pensée musicale et je n’aurais jamais pu accepter une telle mission sans elle.
OP – Avec l’Accademia, vous avez notamment réalisé des enregistrements de référence d’une grande partie de la musique d’Antonio Vivaldi. Cette année à Innsbruck, pas moins de trois titres de Vivaldi étaient à l’affiche, L’Olimpiade, La Fida Ninfa, et l’oratorio Juditha Triumphans en version scénique. Quelle sera la place de l’héritage du théâtre musical laissé par Vivaldi, encore assez méconnu, dans vos choix ?
OD – En ce qui concerne les productions confiées à l’Accademia Bizantina et à moi-même, comme je l’ai indiqué lors de la première conférence de presse, la ligne sera celle de la mise en valeur des compositeurs actifs à Innsbruck ou sur le territoire autrichien, ainsi que la redécouverte de partitions rares qui n’ont pas encore été jouées à l’époque moderne. En ce qui concerne les productions des orchestres invités et surtout d’Opera Young, Vivaldi aura certainement la place qu’il mérite.
La Haus der Musik, autre lieu des Semaines de la musique ancienne, lors de son inauguration. – Photo : Simon Legner.
OP – Je voudrais d’ailleurs mentionner l’engagement en faveur des jeunes musiciens, qui distingue Innsbruck depuis 2010, année de naissance du concours Cesti pour jeunes voix : vous avez notamment fait partie du jury de l’édition de cette année, qui vient de s’achever. Il y a aussi la section Opera Young, où des distributions entières d’opéra sont réservées à de jeunes artistes. Je suppose que tout cela sera maintenu, n’est-ce pas ?
OD – Bien sûr ! Le concours Cesti et Opera Young représentent l’un des aspects les plus heureux de ce festival. Pour les jeunes, c’est l’occasion de se présenter devant un jury professionnel et un public compétent, avec la perspective d’une orientation importante pour leur carrière. Pour le festival et pour le monde de la musique ancienne, il s’agit d’une forge de talents très importante qui peut donner naissance à des productions de concerts et d’opéras, avec un grand bénéfice artistique et économique.
OP – Que recommanderiez-vous aujourd’hui à un jeune chanteur d’opéra en herbe ? Le répertoire classique-romantique, peut-être le bel canto, ou le chant baroque ?
OD – À mon avis, il est toujours important de pouvoir se spécialiser dans une période historique pas trop large. Par ailleurs, le plus important est de ne pas brûler sa carrière musicale en voulant entrer dans le star system. Il faut évaluer soigneusement son potentiel et étudier assidûment tant le répertoire et la technique que la praxis et l’esthétique.
OP – Pour conclure, comment résumeriez-vous en quelques mots votre projet artistico-musical pour les Festwochen der Alten Musik d’Innsbruck, probablement le festival de musique ancienne le plus prestigieux de notre époque ?
OD – Valoriser autant que possible les compositeurs et le répertoire associés à Innsbruck et à l’Autriche. Aborder des sujets intéressants qui créent un pont entre la conception ancienne de l’interprétation et la réception moderne de son langage. Le plus grand respect et la plus grande rigueur sont associés au désir de rendre la musique ancienne aussi compréhensible et passionnante aujourd’hui qu’elle l’était à l’époque, ainsi que compatible et en harmonie avec le monde et les émotions d’aujourd’hui.
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[1] NdT : Antonio Cesti fut maître de chapelle de la cour d’Innsbruck.
Le Château d’Ambras, avec au premier étage la Spanischer Saal où se déroulent de nombreux concerts – Photo : Wikipedia/Manu25
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