La Venise terrifiante du XVIIe siècle vue par ROMAIN GILBERT, metteur en scène de La Gioconda à Naples

Remarqué lors du dernier festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence pour ses mises en espace d’Otello et du Prophète à l’originalité particulièrement éclairante, Romain Gilbert fait désormais partie des metteurs en scène qui comptent dans l’univers de l’art lyrique.

Après des études de piano et de chant au conservatoire de Paris menées en parallèle à une formation d’ingénieur, Romain Gilbert décide de s’orienter vers le management artistique et culturel. Diplômé de l’Université de Paris-Sorbonne en musicologie, il travaille aux côtés de Jean-François Zygel avant de devenir directeur de production de l’orchestre des musiciens du Louvre sous la direction de Marc Minkowski. Se dédiant rapidement à la mise en scène, Romain Gilbert sera, dans les années suivantes, assistant de Laurent Pelly à La Monnaie de Bruxelles, d’Ivan Alexandre à Drottningholm et collaborera aux côtés de Damiàn Szifrón à une production de Samson et Dalila à la Staatsoper de Berlin, qu’il reprendra à Naples en 2022. Invité régulier des grandes places européennes de l’art lyrique (Barcelone, Hambourg, Baden, Bucarest, TCE, Festival de Radio France…), 

© Julien Benhamou

Romain Gilbert travaille régulièrement avec le costumier Christian Lacroix (La Vie parisienne, La Gioconda). Au cours de cette saison, il a mis en scène Carmen à l’Opéra de Rouen et Roméo et Juliette à l’Opéra de Dallas.
Nous l’avons rencontré à l’occasion des représentations de la nouvelle production de l’électrisante Gioconda qui vient d’être donnée au teatro San Carlo de Naples.

Hervé CASINI : Romain Gilbert, lors de la soirée magique de l’Otello donné l’été dernier au Festival d’Aix-en-Provence, vous aviez éclairé la scène finale d’une idée de mise en scène – alors que nous assistions à une version de concert – permettant au personnage de Desdemona de revenir, comme une sorte d’apparition, dans l’esprit de son assassin. Nombre de spectateurs – dont nous-mêmes – en avons gardé le souvenir.
Vous appréciez le défi proposé par ce type de spectacle ?
Romain GILBERT : Totalement ! Les mises en espace permettent d’entrer dans la substantifique moelle des œuvres, sans décor ni costumes, tout en devant impérativement réussir à raconter l’histoire, car c’est tout de même cela que l’on recherche ! Ici, bien évidemment, on compte beaucoup sur la présence et l’engagement des artistes. Quand on est jeune metteur en scène, ce type de spectacle est d’une grande utilité car on va immédiatement à l’essentiel et on a ainsi la possibilité de travailler des ouvrages, tels que par exemple Le Prophète dont, compte tenu des dimensions,  je ne suis pas certain d’avoir l’occasion de signer une autre mise en scène ! Je prends donc cela comme une chance…qui se reproduira d’ailleurs cet été à Aix-en-Provence avec La Clémence de Titus[1]dans une très belle distribution !

H. C. : Si j’ai souhaité commencer notre rencontre avec cette idée de mise en scène dans une version de concert, c’est parce qu’elle permet de souligner combien il est important que le propos de l’équipe de production soit en totale connexion avec ce que nous dit la musique… . C’est ce qui m’avait donné envie de vous rencontrer à l’occasion d’un ouvrage aussi important – sur de nombreux plans – que La Gioconda, totalement mis en scène celui-là !
R. G. : Dans la décennie 1870-1880 – qui commence avec la création d’Aida -, quasiment aucun ouvrage marquant du répertoire lyrique n’est écrit. Mais il y a La Gioconda, en 1876, grâce au duo Ponchielli-Boito sous-tendu par la pièce de Victor Hugo Angelo, tyran de Padoue. La Gioconda est, d’un certain point de vue, une sorte de copie brillante d’un grand opéra français, avec son ballet à l’acte III et son concertato, au finale du même acte, qui fait partie de ces moments où le metteur en scène doit se mettre au second plan par rapport au compositeur et se contenter de favoriser le chant ! Il y a d’ailleurs un autre moment similaire dans l’œuvre : le duo lunaire du deuxième acte entre Laura et Enzo où, là encore, le metteur en scène doit savoir se mettre en retrait. C’est concrètement ce que j’ai dit à nos chanteurs – pour les deux distributions[2] – en soulignant que cette musique était là bien avant nous qui ne sommes que de passage ! Il faut savoir garder à l’esprit cette humilité là, me semble-t-il.

H. C. : En même temps, dans le cas précis de La Gioconda, l’éventail des possibles offre un nombre important d’opportunités de mise en scène, non ?
R. G. : Bien évidemment ! Et ce, tout d’abord, parce que l’ouvrage est, au sens littéral du terme, énorme et que tous les ressorts théâtraux de l’époque y coexistent : le sacré, le profane, la coulisse vocale et instrumentale, les effets spéciaux (on y entend des coups de canon !), les chœurs d’enfants, le ballet… Tout ce que l’on savait faire à l’époque est en quelque sorte « mis sur scène ». Du point de vue plus strictement musical, même si l’ouvrage demeure très néo verdien, on arrive tout doucement à y entendre des accents véristes…
En outre, j’essaie de faire figurer dans ma mise en scène des éléments de symbolisme : tout d’abord, parce que, comme dans Tosca, la ville est très importante ici et nous oblige. Il faut donc que l’on soit à Venise, car cela fait partie de l’imaginaire de l’œuvre, sans pour autant être dans une Venise de carnaval, de couleurs et de masques ! Là, nous aurions été dans le folklore et le cliché, ce qui n’était pas très intéressant pour moi. Ce qui l’était davantage, c’était de montrer ce que la cité des doges était devenue au XVIIe siècle avec, avant tout, le côté très inquiétant de cet Etat. Pour moi, tout est dit dans la première phrase de Barnaba : « E cantan su lor tombe ! » qui traduit une réalité puisque l’on est face à une population qui se divertit dans un environnement qui, potentiellement, peut devenir très vite mortel pour elle. Dès l’acte I, j’essaie de montrer que, dès que l’on creuse un peu[3], la jolie cité lacustre cède la place à quelque chose de très noir. Toute l’action mélodramatique de l’ouvrage est ainsi construite sur une série d’antagonismes constants : ainsi, le sacré succède au profane, l’amour filial entre Gioconda et la Cieca est immédiatement suivi par sa vision la plus sale avec le désir de Barnaba pour le personnage principal, la fête dans la Ca’ d’Oro se termine avec le glas mortuaire pour Laura … .  

Jonas Kaufmann et Eve-Maud Hubeaux dans La Gioconda mise en scène par Romain Gilbert à Naples (© Luciano Romano)

De même, le personnage d’Alvise, incarnation du sadisme à l’état pur, lève lui-même le rideau, à l’acte III, sur le féminicide qu’il vient de commettre alors qu’à l’acte I, on pouvait croire à sa magnanimité lorsqu’il gracie la Cieca. En réalité, s’il consent à la supplication de son épouse, c’est parce que Laura lui montre le rosaire et que l’Eglise régissant alors toute l’activité de Venise – même les fêtes – il se retrouve piégé et n’a plus le choix ! Gardons néanmoins à l’esprit que dans cette ville, à l’époque de l’action, un habitant sur vingt est un religieux et que, pour le dire rapidement, si, pendant six mois, les gens font la fête, ils passent le reste de l’année à se confesser ! Venise est ainsi l’une des villes les plus sûres et les plus riches de la péninsule italienne, avec un taux de criminalité très bas… sans doute du fait de son système inquisitorial et policier absolument redoutable. C’est donc ce que j’ai essayé de montrer dans ma proposition scénique : non la Venise de carte postale mais cette Venise inquiétante sous le regard omniprésent du Conseil des Dix.
En outre, cette ville est également alors une cité du secret et des apparences puisque même les exécutions ne s’y déroulaient pas publiquement : on jetait les corps dans le canal Orfano, les procès, systématiquement à charge, étaient expédiés et, lorsqu’on en lit les actes, on peut constater avec effroi que les malheureux condamnés n’avaient le plus souvent le choix qu’entre l’emprisonnement, la pendaison ou la noyade dans le canal, le tout évidemment à l’abri des regards. On peut imaginer l’atmosphère terrifiante qui devait régner dans cette ville !

H. C. : Dans cet ouvrage, le personnage de Barnaba, confié au baryton est une figure du mal absolu ….
R. G. : Absolument ! Le personnage est véritablement diabolique et fait pressentir ce que Iago deviendra sous la plume de Verdi. Profitant du fait que Ludovic Tézier avait déjà incarné Iago, je lui ai conseillé de s’inspirer de ce qu’il avait pu faire avec ce personnage pour travailler Barnaba, un être nihiliste qui déteste tout et tout le monde, et au premier chef la société dans laquelle il vit ! De fait, il déteste son employeur, Alvise, et cherche seulement à assouvir son plaisir et sa volonté de possession puisque, bien évidemment, il n’aime pas davantage l’Amour ! Ce qu’il ne peut posséder, il le détruit.

H. C. : Le personnage de Gioconda vous a également fasciné…
R. G. : Si c’était seulement un personnage de gentille fille qui se sacrifie, il n’aurait guère d’intérêt ! Le fait qu’aux actes II et IV, il y ait chez Gioconda cette violence animale contre Laura et Enzo – elle se compare elle-même à une lionne puis est traitée de hyène par Enzo, au dernier acte – en fait une personnalité complexe, qui peut être violente, voire un peu manipulatrice (elle ment à Enzo au deuxième acte en lui disant que Laura est partie car elle ne l’aime pas !). On est loin d’une blanche colombe et c’est ce qui en fait tout l’intérêt ! Anna Netrebko a compris d’ailleurs cela très rapidement ! Il y a également un lien intéressant avec Tosca, puisque les deux personnages sont des amoureuses, très croyantes, même si l’héroïne de Puccini meurt par dépit alors que celle de Ponchielli trouve dans la mort une échappatoire, se sauvant par le suicide pour éviter deux choses : appartenir à Barnaba et savoir ce qui est arrivé à sa mère. Ainsi, l’air « Suicidio ! », dont les nombreux sauts d’octave m’ont fait penser à une chute – Gioconda est un personnage qui « tombe » psychologiquement tout le temps… – ne peut se comprendre que si l’idée de suicide – avec un poignard, arme moins noble que le poison qui ne fait pas partie de la catégorie sociale de la chanteuse des rues – mûrit en Gioconda dès le lever du rideau de l’acte IV où le personnage n’a quasiment plus d’interaction avec le monde environnant.
Jai également essayé de montrer la différence sociale entre les deux principaux personnages féminins à travers le renversement de leur position physique pendant leur duo du deuxième acte, sur le navire. Au début, c’est évidemment Laura qui a le dessus et est ainsi positionnée en hauteur puis, progressivement, on passe à une forme d’égalité pour terminer sur une verticalité inversée, Gioconda ayant désormais le dessus sur sa rivale !

Angelo, tyran de Padoue. Costumes de Mademoiselle Mars et de Beauvallet (vers 1835)

H. C. : Vous me disiez qu’Angelo, tyran de Padoue avait davantage de résonance dramatique que La Gioconda
R. G. : Oui, tout à fait. Angelo est une très bonne pièce de Hugo dans laquelle les relations entre les personnages sont moins édulcorées que chez Boito : c’est le cas, par exemple, avec les personnages de La Tisbé – Gioconda, donc – et d’Angelo – Alvise dans l’opéra – qui ont eu une véritable relation amoureuse, ce qui, dans la pièce, permet de mieux expliquer comment Tisbé parvient à sauver la vie de Catarina, la Laura de Boito. En outre, la dimension politique, toujours chère à Hugo, n’apparait pas vraiment chez Boito qui se recentre sur une histoire d’amour, en plusieurs parties, avec bizarrement un rôle de ténor qui constitue presque une forme d’« anti-héros », n’existant que pour et grâce aux autres : pour Alvise, car il en est l’ennemi, pour Barnaba qui veut s’en servir pour atteindre Gioconda, pour Gioconda, parce qu’il doit en être l’amant, et pour Laura, enfin, parce qu’il en a été l’amant et est amené à le redevenir… ! Enzo est finalement un personnage avec très peu de profondeur, balloté entre différents personnages. Paradoxalement, le rôle de Laura permet, pour une fois, à la mezzo-soprano de ne pas incarner la méchante de service !

H. C. : Vous vous êtes également inspiré du travail pictural effectué par certains des artistes de l’époque romantique et risorgimentale…Francesco Hayez par exemple.
R. G. : J’avais effectivement en tête un certain nombre de tableaux dans lesquels j’ai pu puiser une inspiration pour recréer une ambiance, en évitant à tout prix le côté poussiéreux, avec la complicité des superbes décors d’Etienne Pluss, des costumes de Christian Lacroix et des lumières de Valerio Tiberi. J’espère y être parvenu en gardant, en particulier, à l’esprit l’importance symbolique de la position des personnages sur la scène et une certaine linéarité car je suis convaincu que les choses n’arrivent jamais par hasard ! Comme vous vous en doutez, j’ai eu assez peu de temps avec les quatre principaux protagonistes de cette première distribution d’étoiles, ce qui, nécessairement, fait que je n’ai pas tout à fait pu créer ce que j’ai pu faire avec les artistes de la deuxième distribution… Ceci étant, je savais que je disposais, avec eux, d’artistes rompus au travail scénique qui intègreraient très vite un certain nombre de mes attentes, et tous l’ont admirablement bien  fait!
Si certains ouvrages appellent la transposition, j’ai estimé que ce n’était pas le cas de La Gioconda, un ouvrage qui n’avait plus été donné à Naples depuis quarante sept ans et qu’il y avait quand même une attente particulière du public !
Le metteur en scène est ici pris, je crois, à l’intérieur d’un jeu de contraintes : faire quelque chose qui plaise au public napolitain, respecter un minimum l’histoire parce qu’elle est digne d’intérêt – c’est tout de même du Hugo ! – et faire quelque chose qui puisse s’apprendre en un temps record avec des chanteurs de ce calibre !

H. C. : C’était votre premier spectacle à Naples ?
R. G. : Pas totalement. J’avais remonté au San Carlo, en 2022, un Samson et Dalila, crée à Berlin avec le cinéaste argentin Damiàn Szifrón, un spectacle dont la collaboration avec le chœur et l’orchestre avait très bien fonctionné, d’où cette nouvelle invitation d’Ilias Tzempetonidis[4] dont je suis évidemment immensément heureux ! C’est, comme vous le savez, un théâtre magnifique avec des infrastructures orchestrales et chorales excellentes mais, également, sur cette production particulière, les interventions d’un chœur d’enfants superbement préparé et, bien évidemment, le ballet de la maison dont le chorégraphe, pour cette Gioconda, n’est autre que Vincent Chaillet, ancien premier danseur de l’Opéra National de Paris, avec lequel j’ai collaboré, cette saison, pour Carmen à Rouen et Roméo et Juliette à Dallas.

H. C. : À ce propos, votre conception de la Danse des heures ?
R. G. : Je voulais raconter une histoire différente dans ce ballet : j’en ai donc écrit la dramaturgie avec Vincent Chaillet afin de ne pas en faire quelque chose d’anecdotique. Ponchielli l’avait écrit pour douze danseurs – correspondant aux douze heures du cadran – et j’ai gardé six couples, en plus des trois solistes, ce qui est le seul lien conservé ici avec l’original. Pour le reste, nous racontons une histoire totalement différente dont le fil conducteur est la commedia dell’arte : nous suivons ici Arlequin…jusqu’à sa fin tragique.

Propos recueillis par Hervé Casini (13 avril 2024)

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[1] Romain Gilbert aurait également dû signer la mise en espace des Vêpres siciliennes, renvoyées désormais en…2026.

[2] Eve-Maud Hubeaux et Jonas Kaufmann /Anna Maria Chiuri et Angelo Villari.

[3] Ce que fera Barnaba en plongeant sa main dans les canaux de la lagune envahis par la vase saumâtre.

[4] Ilias Tzempetonidis occupe la fonction de coordonnateur artistique et  de directeur de casting au Teatro San Carlo de Naples.