Stéphane LELIEVRE : Votre actualité immédiate, c’est L’Olimpiade de Vivaldi au Théâtre des Champs-Élysées…
Luigi DE DONATO : C’est une très belle expérience. Le spectacle est long, mais sans aucun temps mort, l’attention du spectateur ne se relâche jamais. C’est la première fois que je travaille avec le metteur en scène Emmanuel Daumas, qui étant comédien, nous a fait bénéficier d’une direction d’acteurs très intéressante. On s’amuse beaucoup au cours du spectacle, les artistes comme les spectateurs. Emmanuel Daumas a eu plein d’idées, drôles mais pas que… Il y a aussi des moments poétiques dans son spectacle. Vivaldi hérite en fait de toute une tradition vénitienne issue de Cavalli, qui mêlait des ambiances très contrastées, avec des moments comiques et d’autres plus sérieux, voire tragiques. La Venise de Cavalli, donc du XVIIe, était une ville qui oscillait entre l’austérité extrême de la période du Carême, et l’exubérance du Carnaval, la fête et la pénitence ! L’œuvre de Vivaldi hérite en quelque sorte de cette tradition.
Luigi De Donato et Marina Viotti dans L’Olimpiade de Vivaldi au TCE (© Vincent Pontet)
Votre actualité, c’est aussi l’album Polifemo qui vient de paraître – et qui présente d’ailleurs lui aussi des couleurs en partie vénitiennes…
L.D.D. : Absolument ! Notamment par la cantate de Cesti Amante gigante, redécouverte à la bibliothèque du Conservatoire de Venise.
S.L. : Comment vous est venue l’idée de concevoir un album autour d’un personnage, en l’occurrence le cyclope Polyphème, en incluant des œuvres de divers compositeurs ?
L.D.D. : J’ai repris un principe qu’avaient utilisé deux collègues et amis contre-ténors, qui avaient réalisé des albums autour d’Orlando (Filippo Mineccia) et Jules César (Raffaele Pè).
J’ai chanté mon premier Polyphème (celui de Händel) en 2003. Nous étions alors des précurseurs, il n’existait de l’œuvre (Aci, Galatea e Polifemo) qu’un enregistrement dirigé par Charles Medlam, réalisé en 1987. C’était avec Giovanni Antonini qui dirigeait le Giardino Armonico, mes partenaires étaient Roberta Invernizzi et Sonia Prina. Nous avons fait une tournée qui nous a notamment conduits au Festival de Pentecôte de Salzbourg, mais aussi à Vienne et au Festival baroque de Salamanca. J’ai depuis de nouveau chanté ce rôle, et je me suis aperçu au cours de mes recherches que ce personnage était en quelque sorte le monstre « emblématique » de la période baroque. Ce que je propose dans cet album est une petite sélection de toute une production musicale très riche qui a eu lieu autour de ce personnage ! Je me suis limité au Polyphème italien – du moins pour ce qui est de la langue, car j’ai inclus dans le CD La Galatea de Johann Georg Schürer, compositeur né à Roudnice nad Labem en Tchéquie, qui a réutilisé le livret de Métastase, mis également en musique par Domenico Alberti. Et j’ai aussi chanté le Acis et Galathée de Lully[1] ; il y a aussi la cantate Polyphème composée par Clérambault vers 1700 ; il existe bien sûr la version anglaise de Händel (Acis and Galatea) mais on trouve aussi une version espagnole du mythe, avec Acis y Galatea d’Antonio de Literes (créé en 1708).
S.L. : Parmi les œuvres enregistrées, certains sont fort peu connues, voire pas connues du tout ! Je pense à la cantate de Cesti, ou à La Galatea d’Alberti… Comment avez-vous mis la main sur ces raretés ?
L.D.D : Tout simplement en fouillant dans les bibliothèques : celle du Conservatoire de Venise notamment, ou encore la bibliothèque musicale de Bologne. J’ai écarté certaines pièces déjà plus ou moins connues et/ou déjà enregistrées, comme la cantate de Caldara, en particulier parce qu’elles sortaient de la thématique amoureuse (la cantate de Caldara reste liée à la rencontre du cyclope et d’Ulysse) pour me concentrer sur les pages illustrant le récit des Métamorphoses d’Ovide, donc l’amour contrarié de Polyphème pour Galathée.
Händel, Rinaldo – « Sibillar gli angui d'Aletto » (O. Dantone - Accademia Bizantina - Teatro Ponchielli di Cremona, 21/XI/2018)
S.L. : Un épisode qui permet en fait d’exprimer un panel d’émotions et de sentiments bien plus large que ce qu’on pouvait penser a priori ! Polyphème, dans cet épisode, n’est pas qu’une brute épaisse et violente…
L.D.D. : Absolument. Les pages retenues présentent un Polyphème tour à tour amoureux, violent, jaloux, comique, et même bucolique : après tout, Polyphème est avant tout un berger ! Schürer, par exemple, évoque superbement cette ambiance champêtre… Polyphème a même parfois un côté presque touchant dans ses tentatives, certes grossières, d’être galant. Chez Händel, la caractérisation du personnage est particulièrement fine : le premier air, « Sibilar gli angui d’Aletto » (qui sera repris dans Rinaldo), fait entendre le triomphe de la rage, de la fureur, de la jalousie. Mais de façon géniale, fait écho à cette page le fameux « Fra l’ombre e gl’orrori », un air à la fois désespéré et onirique, sans équivalent me semble-t-il dans toute la production händelienne. Les prouesses vocales n’y sont pas gratuites : c’est pour signifier le caractère gigantesque, démesuré de Polyphème que le compositeur a écrit ces sauts vertigineux, de deux octaves et demie !
Händel : “Fra l’ombre e gl’orrori” (Polifemo) Aci, Galatea e Polifemo, HWV 72 - laBarocca, dir. Ruben Jais, George Enescu Festival, Bucarest, Septembre 2019.
S.L. : Que ressent-on en faisant revivre l’art des grands chanteurs du passés, telle la basse Antonio Montagnana, par exemple ?
L.D.D. : De l’émotion bien sûr ! Montagnana que vous citez était le créateur du Polifemo de Porpora. Mais même s’il est devenu par la suite un grand interprète händelien, il n’a pas créé le Polifemo de Händel. Quoi qu’il en soit, on trouve souvent dans l’écriture des rôles de basse de l’époque ces écarts vocaux importants, ces fameux sauts de tessiture, par exemple dans la partie de Lucifer de La Rezurrezione, écrite pour Cristofano, ou encore dans le rôle de Claudio dans Agrippina, écrit pour Carli. C’est la preuve qu’il existait une vraie école de chant avec une esthétique et une technique précises qui permettaient aux chanteurs d’exprimer tout le potentiel extraordinaire de la voix de basse. La fin du XVIIe, le début du XVIIIe sont à vrai dire des années assez extraordinaires pour les basses, pour qui on a alors écrit des pages exceptionnelles. J’essaie de mon côté de mettre en lumières les caractéristiques vocales des chanteurs de cette époque.
S.L. : À vous entendre, on comprend que vous ne pouvez vous contenter de chanter : vos interprétations sont sans cesse liées à des recherches, des lectures savantes.
L.D.D. : Des recherches, des lectures, mais aussi des rencontres avec certains chefs d’orchestre, certains chefs de chant qui permettent de s’approprier au mieux le style de telle ou telle époque.
S.L. : Précisément, parlez-nous de votre collaboration avec le Collegium 1704 et Václav Luks ?
J.D.D. : J’avais déjà travaillé avec cet ensemble et avec ce chef pour un Retour d’Ulysse à Hambourg, ou encore La Resurrezione de Händel. Je trouve dans cette collaboration une très belle connexion musicale mais aussi humaine. De très bons orchestres, il en existe beaucoup. Mais trouver ensemble cette qualité artistique et ces qualités humaines, cela reste assez rare ! L’enregistrement de l’album s’est déroulé en 5 jours seulement, deux de répétitions, et trois d’enregistrement. Ça n’aurait pas été possible sans cette bonne entente entre les musiciens, ni sans cette belle ambiance de travail : un vrai, un beau travail d’équipe.
S.L. : Le programme du CD fait aussi l’objet de concerts, n’est-ce pas ?
L.D.D. : Oui, nous en avons déjà fait deux, notamment à Prague au Rudolfinum, où l’accueil a été formidable ! Et nous allons nous produire le 2 août au Festival d’Innsbruck. Nous y chanterons la cantate de Cesti, ce qui est formidable au regard des liens du compositeur avec la ville[2] ! Cette cantate, Amante gigante, est pour moi le bijou de l’album : un véritable opéra en miniature, où tout un monde d’émotions est évoqué en quelques minutes ! Enfin, pour ce qui est des concerts, nous sommes en train de travailler sur une possible tournée en France.
S.L. : Puisque vous évoquez vos projets, y en-a-t-il d’autres qui vous tiennent à cœur ?
L.D.D. : Dans l’immédiat, il y Alcina le 19 juillet à Beaune, il y aura aussi un Orfeo à Versailles en novembre. Mais surtout je vais faire deux prises de rôles : Gessler dans Guillaume Tell à Lausanne – une musique qui anticipe le répertoire romantique et un rôle de pur méchant qui doit paraître vraiment glacial, effrayant… Je vais essayer de me faire détester par le public !! Et puis en 2025, un Mozart : j’ai déjà chanté Figaro dans Les Noces, mais cette fois on m’offre le Comte, ce dont je me réjouis. La première aura lieu à Brno, une nouvelle fois avec Václav Luks et le Collegium, mais il s’agit d’une coproduction avec Caen, donc nous nous produirons un peu plus tard en France. En fait le projet initial était un Don Giovanni, mais il a été reporté en 2026. J’ai déjà chanté Leporello et le Commandeur, mais ce sera la première fois que j’interpréterai le rôle-titre, un rôle que je chéris depuis longtemps !
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[1] C’était à Florence en 2022. Le spectacle, dirigé par Federico Maria Sardelli et mis en scène par Benjamin Lazar, a donné lieu à un DVD paru chez Dynamic.
[2] En 1652, Cesti devient maître de chapelle de la Chambre de l’archiduc Ferdinand de Habsbourg, à Innsbruck.