Rencontre avec ANDREA CIGNI, le directeur du FESTIVAL MONTEVERDI de Crémone

Né à Livourne il y a 50 ans, installé à Crémone depuis plus de vingt ans, metteur en scène d’opéra apprécié dans les principaux théâtres italiens, Andrea Cigni est depuis janvier 2021 surintendant du Théâtre Ponchielli de Crémone, qu’il a sorti avec succès de la crise post-covidienne. Mais il est aussi directeur artistique du Festival Monteverdi, qui vient de clôturer sa 41e édition, déjà décrite comme la meilleure de tous les temps.

Des salles pleines, de grands interprètes, des noms prestigieux, mais aussi de jeunes musiciens, de beaux palais crémonais et des églises redécouvertes en tant que lieux de concert, un sentiment généralisé de vitalité et d’originalité dans les propositions… Le Festival Monteverdi pourrait bien devenir rapidement l’un des plus importants rendez-vous de la musique baroque !

Une interview d’Orlando PERERA

© D.R.

Orlando PERERA : Le dimanche 23 au soir, après le dernier concert de gala avec la toujours divine Cecilia Bartoli et « ses » raffinés Musiciens du Prince de Monte Carlo, le Ponchielli croulait  sous les applaudissements. Notre Cecilia nationale avait déjà constitué un beau duo avec la trompette de Thibaud Robinne. À la fin du concert, les Musiciens se sont tournés vers le jazz et Gershwin : le public était aux anges ! S’attendait-il à un final aussi brillant ?

Andrea CIGNI : Il n’est pas difficile d’imaginer que Cecilia Bartoli, l’artiste lyrique italienne la plus importante au monde, puisse fasciner et littéralement mettre son public en ébullition. Je ne savais pas comment elle terminerait le concert, mais nous savons tous que Cecilia Bartoli est une artiste éclectique, raffinée et surprenante ; nous pouvions donc nous attendre à une conclusion aussi électrisante et captivante.

O.P. : Quand on réussit à offrir au public une star comme Bartoli, c’est gagné ! Mais le Festival Monteverdi 2024 avait bien d’autres flèches à son arc : de Sir John Eliot Gardiner, le doyen des interprètes de Monteverdi, fondateur du légendaire Monteverdi Choir (qui a cependant rencontré le public sans diriger…), à un autre monstre sacré comme William Christie avec Les Arts Florissants, ou Fabio Biondi-Europa Galante, Federico Maria Sardelli-Modo Antiquo, et j’en passe… Comment faites-vous pour inviter des chefs et des ensembles de ce niveau en respectant le budget du festival ?
A.C. : Le budget se construit avant, et non après ou pendant, sur la base des informations que nous recueillons à l’avance. Nous ne construisons jamais un budget sans savoir quelles sont toutes les valeurs  et les caractéristiques, artistiques, personnelles, matérielles. Le contrôle de gestion fait le reste. Évidemment, il y a toujours beaucoup d’inconnues, c’est pour cela qu’il faut suivre en permanence les tendances économiques, pour éviter les surprises.

O.P. : À propos, combien coûte le Festival Monteverdi et quels sont vos comptes ? Dans une ville telle Crémone, de quel soutien disposez-vous en dehors des circuits institutionnels ? Les recettes de billetterie vous satisfont-elles ?
A.C. : Les budgets des théâtres sont des documents publics et peuvent être consultés sur les sites Internet de chaque institution. Lors de la construction de projets artistiques, nous devons également prendre en compte les ressources privées nécessaires qui servent à compléter les ressources publiques et les recettes de billetterie, c’est pourquoi nous avons encouragé une intense activité de collecte de fonds.

O.P. : Vous avez également proposé, dans votre programmation, des noms qui n’ont pas encore tous fait leurs preuves. Pour ne citer que deux exemples entendus sur le circuit Monteverdi Incursioni : André Lislevand, 31 ans, fils du grand luthiste Rolf, viole de gambe, et Ludovico Takeshi Minasi, 30 ans, violoncelle solo de l’orchestre baroque Il Pomo d’Oro. Des musiciens de grand talent, dont le jeune âge semble plein de promesses. L’attention portée aux jeunes est l’un de vos points forts. Il existe d’ailleurs un concours qui leur est réservé, le concours Cavalli Monteverdi.
A.C. : L’Académie Monteverdi avec des ensembles jeunes et émergents se produisant ensuite au festival, l’implication de jeunes talents issus des meilleures expériences artistiques nationales et internationales, la recherche de nouveaux talents sont conditions pour qu’une créativité « émergente » puisse s’exprimer, à côté des grands artistes de la programmation.

O.P. : Des pistes particulièrement intéressantes sont la mise en lumière de compositeurs méconnus, Bonaventura Furlanetto, héritier artistique de Vivaldi comme maestro de la Pietà à Venise, Barbara Strozzi rare – hélas – compositrice de l’âge baroque, ou encore le talent multiforme de violoncelliste d’Ermenegildo Dal Cinque, et la redécouverte de trois merveilleuses messes de Monteverdi. Il me semble que votre festival est en train de devenir l’un des festivals de musique ancienne les plus intéressants de la scène européenne. Avez-vous cette ambition ?
A.C. : Je crois que l’ambition est l’un des moteurs nécessaires au développement des initiatives culturelles. Monteverdi offre  un répertoire que nous avons « inventé » en Italie et que nous avons ensuite oublié, pour de nombreuses raisons, pour finalement le redécouvrir ces derniers temps,  avec une sorte de Renaissance baroque. Je crois que tout est là (les chiffres, les propositions que nous faisons) pour que ce festival devienne l’une des expériences artistiques les plus importantes au monde, dans une ville qui peut se définir comme la capitale mondiale de la musique, grâce aussi à son histoire liée à l’invention des instruments à cordes. Pensons que Stradivarius et Monteverdi sont nés ici…

O.P. : Parlons de la véritable star du Festival, le divin Claudio. Vous l’avez transfiguré en icône principale de l’événement, en gentleman barbu, en smoking, avec d’imposantes moustaches, une image librement inspirée du célèbre portrait de Bernardo Strozzi, conservé à Innsbruck. Vous l’avez qualifié de « fou révolutionnaire », il est reconnu comme le jalon du passage de la Renaissance au Baroque, l’inventeur du drame en musique ; et sa musique, bien qu’ancienne, apparaît d’une modernité sans faille. Quelle est votre relation avec Claudio Monteverdi, en tant qu’interprète ?
A.C. : C’est une dette de reconnaissance que nous avons envers Monteverdi. Si nous faisons ce que nous faisons, metteurs en scène, chanteurs, scénographes, s’il y a des maisons d’opéra, de grands compositeurs et tout ce que nous savons aujourd’hui sur l’opéra, nous le devons à l’homme qui, le premier, a su traduire en  » règles claires  » les expériences pionnières dans le domaine de la musique, pour donner naissance à un genre qui fait la renommée de l’Italie dans le monde entier et qui rend notre langue populaire.

O.P. : En tant que metteur en scène, vous avez également dirigé une belle édition d’Orfeo il y a quelques années, sous la direction d’Ottavio Dantone avec l’Accademia Bizantina ; une mise en scène dont je me souviens comme d’un conte de fées, très différente de celle, stylisée, d’Oliver Fredji présentée au Festival. Qu’en avez-vous pensé en tant que metteur en scène ?
A.C. : J’ai trouvé l’approche de Fredj pour Orfeo très belle. En cohérence avec une vision culturelle très suggestive, comme le lien avec le théâtre de Cocteau. Le public a beaucoup apprécié. La nécessaire modernité, voulue sur scène, avec une comparaison intéressante avec les visions plus traditionnelle, a permis de comprendre qu’on peut oser beaucoup plus dans ce répertoire qu’autrefois sans risquer la critique.

https://www.youtube.com/watch?v=ZIWoCFABR-k

O.P. : Pour en revenir à Crémone, comment la ville vit-elle aujourd’hui la figure de son grand concitoyen, qui partage avec Antonio Stradivarius (dont il est séparé par deux générations) la gloire d’être le citoyen le plus illustre de Crémone ? À y regarder de plus près, Monteverdi a en fait acquis cette gloire davantage à Mantoue et à Venise que dans sa ville natale…
A.C. : Les Crémonais sont les concitoyens de Monteverdi, c’est un fait. Monteverdi est né à Crémone. C’est un peu comme ce qui s’est passé pour d’autres compositeurs qui se sont exprimés dans toute l’Europe (je pense à Mozart qui était alors célébré dans sa ville natale de Salzbourg). Les Crémonais se familiarisent peu à peu avec leur précieuse histoire musicale et leur important passé, afin d’en savourer les fruits culturels et de se projeter dans l’avenir.

O.P. : Lors de la dernière soirée, on a annoncé pour l’année prochaine Il Ritorno di Ulisse in Patria de Monteverdi et Ercole Amante, le chef-d’œuvre « français » de son élève Francesco Cavalli. On sait que s’attaquer à la trilogie de Monteverdi, c’est en fait faire à chaque fois une nouvelle édition critique, compte tenu des lacunes et des incertitudes de l’original. C’est particulièrement vrai pour Ulysse, qui est rarement joué en raison de l’incomplétude de la partition, qui ne contient que les parties vocales et une ligne de basse concise à harmoniser, alors que tout le livret n’est pas mis en musique. Pour Ercole, les problèmes sont peut-être moindres, mais le rôle du chef d’orchestre reste crucial. Qui appellerez-vous à cette tâche ardue ?
A.C. : Les interprètes et les exécutants seront connus plus tard… Mais comme toujours, il s’agira de spécialistes confirmés de ce répertoire.

O.P. : Enfin, de votre « fauteuil » – pas toujours confortable – de surintendant et de directeur artistique, vous arrive-t-il d’être nostalgique du « petit siège » du metteur en scène qui vous a donné tant de satisfactions ?
A.C. : Je continue mon activité de metteur en scène, parce qu’elle étaye celle de directeur. L’expérience de la scène, d’où je viens, s’avère être une ressource quotidienne dans mon travail de manager. J’ai suivi une formation universitaire qui m’a permis de me former à la gestion tout en apportant une vision et des connaissances artistiques à mon travail. J’ai récemment mis en scène Thaïs aux États-Unis et Macbeth à Sassari, et mon prochain projet sera Andrea Chénier. De toute façon, je n’aime pas m’asseoir lorsque je dirige les répétitions… je cours sur scène avec les chanteurs !

Le Teatro Ponchielli de Crémone – © D.R.

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