CHIARA POLESE : « Pour moi, le Teatro San Carlo, c’est un peu comme le prolongement de la maison… ! »

Rencontre avec Chiara Polese, Magda de grande classe dans la production de La rondine au festival de Gattières.

Chiara Polese est originaire de Torre del Greco, ville de Campanie située non loin de Naples. Née dans une famille d’artistes lyriques, c’est avec son père qu’elle commence à étudier le chant avant d’intégrer le conservatoire San Pietro a Majella où elle obtient, en 2018, son diplôme de chant avec distinction. Depuis lors, Chiara Polese a fait des débuts remarqués sur de nombreuses scènes de la péninsule : Teatro Comunale de Bologne, Teatro Pergolesi Spontini de Jesi, Teatro La Pergola de Florence, Teatro Argentina de Rome et, bien évidemment, Teatro San Carlo de Naples.
Depuis 2016, elle collabore avec la « Nuova Orchestra Scarlatti » pour la diffusion du répertoire de l’école napolitaine du XVIIIe siècle. Participant à de nombreuses masterclass et finaliste de nombreux prix musicaux, Chiara Polese interprète Rosina dans Il Barbiere di Siviglia en 2018 puis Donna Anna dans Don Giovanni au Teatro Palladio de Rome sous la direction de Luciano Acocella. Sélectionnée par EuropaInCanto pour incarner Liù (Turandot) dans une tournée des principaux théâtres italiens, Chiara Polese intègre pour la période 2021-2023 la première académie pour chanteurs lyriques du Teatro San Carlo, sous la direction de la grande artiste Mariella Devia. Après les succès obtenus au San Carlo, en 2022, à l’occasion de la Cantate pour San Gennaro 1775, puis de Macbeth, en 2023, où elle est la suivante de Lady Macbeth aux côtés de Sandra Radvanovsky, elle incarne, la même année, Agnese del Maine face à la Beatrice di Tenda de Jessica Pratt et est alors découverte par de nombreux critiques internationaux. Engagée tout dernièrement par son théâtre de cœur pour être Anna Kennedy aux côtés de Pretty Yende en Maria Stuarda, elle chantera à la rentrée, toujours au San Carlo, une servante d’Elektra face à Riccarda Merbeth.

C’est dans le cadre des représentations de La rondine, à l’occasion desquelles elle faisait ses débuts en France, que Première Loge l’a rencontrée.
Pour la première fois sur un support écrit français, cette déjà talentueuse artiste revient sur sa formation musicale et son parcours artistique, et nous parle plus particulièrement du rôle de Magda.

Hervé CASINI : Comment êtes-vous venue à l’art lyrique ?
Chiara POLESE :
A la différence de nombreux collègues, il n’y a pas vraiment eu pour moi de date de commencement m’ayant rendue amoureuse de l’opéra pour la raison bien simple que, pour ce qui me concerne, je suis née… à l’Opéra ! En effet, j’ai grandi dans le monde de la musique classique et de l’art lyrique dans lequel mes parents ont toujours travaillé. C’est tout d’abord à eux que je dois d’avoir vécu pleinement ce monde depuis ma toute petite enfance. Pour moi, le Teatro San Carlo, c’était un peu comme le prolongement de la maison et j’ai grandi entre l’atelier de couture et le salon de coiffure, dissimulée dans les loges en attendant que mes parents finissent de travailler ! Voilà pourquoi le monde de l’opéra n’a jamais constitué pour moi une découverte mais a toujours fait partie de ma vie. C’est mon père qui, toute petite, m’a initiée au piano et à l’apprentissage du solfège : j’ai donc grandi « entre pain et musique » comme l’on dit chez nous ! (rires). A l’âge de dix-sept ans, alors que je terminais mon parcours scolaire et que je souhaitais entrer à l’Université, ce sont mes parents qui m’ont poussée à également intégrer le Conservatoire. J’ai donc mené en parallèle les deux cursus.
Comme vous pouvez l’imaginer, ce furent des années intenses mais je dois sincèrement remercier mes parents de m’avoir quelque part un peu contrainte à étudier le chant même si, à la fin de mes études, j’étais très incertaine sur la direction à prendre… . D’une certaine façon, c’est un peu la vie qui a choisi pour moi mais, bien évidemment, je suis très heureuse du choix que j’ai fait !

H. C. : De fait, parmi les moments musicaux et les rencontres qui ont suivi, quels sont ceux qui vous ont le plus marquée ?
C. P. :
C’est tout d’abord l’expérience faite avec EuropaInCanto qui m’a convaincue que chanter était le métier que je voulais faire. En Italie, EuropaInCanto est un projet culturel européen qui permet à de jeunes artistes de participer à l’organisation de tournées dans la péninsule mais également dans des villes à l’étranger et de monter, chaque année, un opéra différent destiné à un public de scolaires afin de diffuser la connaissance du répertoire lyrique et d’en donner le goût. C’est donc en 2018 que j’ai été sélectionnée pour incarner Liù dans Turandot pour un grand nombre de théâtres italiens.

https://www.youtube.com/watch?v=Gd9E2qhqdY4

Turandot – “Tu che di gel” – Chiara Polese

C’est une expérience artistique qui est souvent dénigrée par de nombreux jeunes chanteurs alors que, selon moi, elle est très formatrice et que je ne saurais trop la conseiller car elle fonctionne quelque part comme la salle d’entrainement d’un sportif : non seulement du point de vue de la technique vocale mais également sur le plan de l’endurance physique puisqu’il ne faut jamais oublier que chanter est un challenge physique à 360 degrés… en particulier quand vous avez deux ou trois spectacles à faire dans la même journée !
L’année suivante, j’ai continué à chanter Liù mais j’ai également abordé Musette dans La Bohème avant que la pandémie ne me force à retourner à mes études… C’est à ce moment-là que j’ai fait toutes les auditions pour intégrer le nouveau projet d’Académie pour chanteurs lyriques du Teatro San Carlo et que j’ai été retenue par Ilias Tzempetonidis[1]. J’ai eu alors un véritable coup de foudre pour cette Académie et le travail effectué avec sa directrice d’études, Mariella Devia, l’une des rencontres les plus importantes de ma vie. Enseignante formidable, Mariella Devia sait dispenser à ses élèves, lorsqu’ils sont en train de chanter, une analyse « radiographique » de leur voix qui permet d’en repérer exactement les points forts et les points plus faibles. Ainsi, j’ai eu la chance et le privilège de pouvoir travailler avec elle tous les jours pendant deux ans. Certains diront que c’est une maestra sévère… Je dirais plutôt que c’est une personne qui fait tout le nécessaire pour régler jusqu’aux plus petites choses de la voix. C’est Mariella Devia qui, littéralement, a formé ma voix au Bel Canto, c’est-à-dire à la mise à disposition de toutes les instruments techniques pour affronter tous les types de rôles, quel que soit le genre de votre voix. Avec elle, j’ai véritablement grandi techniquement et artistiquement, c’est une évidence. En outre, derrière l’enseignante et la divina Mariella Devia, j’ai pu découvrir une personne extrêmement bienveillante, disponible de son temps – ce qui n’est pas si fréquent dans ce milieu ! –  et qui, aujourd’hui encore, forme avec mon père l’équipe qui suit attentivement ma carrière.

© Marcello Merenda

H. C. : Revenons sur les moments importants de votre carrière scénique…
C. P. :
A la différence de ce qui arrive souvent aujourd’hui, j’ai eu, en ce qui me concerne, un apprentissage très long qui m’a permis d’embrasser un vaste répertoire allant de Violetta (La traviata) à Madama Butterfly en passant par Rosina (Il barbiere di Siviglia) et Donna Anna (Don Giovanni). Faire de tels sauts entre ces types d’emploi a évidemment contribué à faire grandir ma réactivité technique ! (rires). Aborder Liù et Musetta a également été très important pour moi, comme Magda aujourd’hui et Mimi, un rôle que j’ai travaillé dans sa totalité mais dans lequel je n’ai pas encore eu l’occasion de débuter…
J’ai eu, de même, depuis toujours une activité de concertiste extrêmement bien remplie et ce, du répertoire baroque à la musique contemporaine ! Je dois sans doute cette souplesse du répertoire au fait que j’aime plus que tout étudier et pas seulement chanter ! (rires

Au Teatro San Carlo, j’ai eu la chance de débuter dans de petits rôles parmi de très grands artistes qui, eux aussi, ont contribué à me faire grandir. J’ai, par exemple, travaillé avec le maestro Luis Basso pour la Cantate de San Gennaro, un exemple merveilleux de baroque Settecento napolitain, très exigeante techniquement. Peu après, j’ai débuté en dame de compagnie de Lady Macbeth, face à des personnalités énormes comme celles de Sondra Radvanovsky et Luca Salsi ! Evidemment, mes grands débuts au San Carlo ont été marqué, en septembre 2023, par le rôle d’Agnese dans Beatrice di Tenda, un rôle que j’ai adoré car il permet d’avoir des moments de beauté vocale extrême et des affrontements de haute intensité, par exemple dans le duo avec le ténor ou les concertati ! C’est, en outre, un personnage non statique qui évolue psychologiquement au cours de l’ouvrage et qui permet de jouer. Evoluer de plus aux côtés de Jessica Pratt a constitué un bonheur musical absolu et ce dès la première répétition où nos voix se sont mariées parfaitement. De même, travailler avec Matthew Polenzani, voix énorme et très forte personnalité sur scène mais également individu d’une grande douceur, a été un moment formidable. Enfin, le dernier grand moment au San Carlo, à ce jour, a été mes débuts, le mois dernier, en Anna Kennedy dans Maria Stuarda. C’est un très beau rôle, certes plus court, mais très difficile au niveau de l’interprétation, surtout compte tenu d’une mise en scène qui a mis en valeur de façon émouvante le personnage, toute dernière personne que Maria Stuarda a voulu voir avant son exécution. Toute la distribution réunie a été d’une collaboration précieuse à mes débuts dans cet emploi jusqu’à Pretty Yende, encore une rencontre pour moi qui marque une existence ! Je suis d’ailleurs, depuis lors, toujours en contact avec elle et je peux dire qu’elle m’a accompagnée, même spirituellement, dans ce personnage de Magda ! Une personne merveilleuse, vraiment.

H. C. : Parlez-nous de ce personnage de Magda dans La rondine.
C. P. : Je dois tout d’abord vous dire que Magda n’a pas été d’emblée un personnage évident pour moi. Comme vous le savez, il y a des personnages que l’on ressent immédiatement : dans mon cas, Violetta, Liù, même Donna Anna… des rôles avec lesquels, dès l’étude de la partition, on se sent en affinité. Pour Magda, l’approche a été plus lente. Comme je vous l’ai dit, je venais d’étudier pendant deux ans les grands emplois du répertoire bel cantiste et le saut dans l’univers vocal puccinien, en peu de temps, a requis de travailler… encore davantage ! Ce travail a d’ailleurs porté ces fruits car, dans les derniers mois, j’ai ressenti une évolution intérieure dans ma voix. Par exemple, en abordant Puccini, la morbidezza (le « soyeux ») propre au Bel Canto a pu évoluer, au-delà de la linéarité habituelle entre le médium et l’aigu propre au répertoire bel cantiste, vers des aigus plus ouverts, en créant comme un « feu d’artifice » » ou un « parapluie » qui s’ouvrirait dans la partie la plus haute de la voix… si je voulais faire comprendre cette idée par une image.
De fait, ces quelques mois m’ont permis de trouver un passage nouveau. Magda est, en effet, un rôle qui a ses propres difficultés avec ses nombreux graves, sa partie vocale parfois dramatique, parfois simplement dialoguée… Tout un ensemble de registres qui doivent impérativement être trouvés et, surtout, être rendus homogènes entre eux pour que l’auditeur ne ressente pas la différence de passage. Je dois dire que ce rôle constituait pour moi un véritable et magnifique défi à relever ! Aujourd’hui, je peux vous dire que je ressens Magda comme un rôle que je me suis totalement approprié, tant du point de vue technique que comme personnage.
Plus spécifiquement, du point de vue psychologique, Magda c’est cent femmes différentes à la fois, passant de l’une à l’autre avec une rapidité incroyable ! C’est un personnage « à facettes », kaléidoscopique d’une certaine façon et qui projette donc de multiples lumières. Dans l’ensemble de l’œuvre de Puccini, je dirais qu’elle a la superficialité, la séduction et la malice d’une Manon, mais également la douceur et l’ingénuité feinte de Mimi pour, à la fin, rencontrer l’esprit de sacrifice d’une Liù voire d’une Butterfly…et déployer la même énergie que ces dernières sur la scène !
Contrairement à ce que certains pensent, Magda n’est pas une Violetta qui ne meurt pas à la fin.  Toute l’existence de Violetta se construit autour de l’idée de conversion et de changement alors que rien dans la vie de Magda n’appelle à ce genre d’idées. Magda, au moment où débute l’action, se construit, à partir d’un jeu scénique, une sorte de « bulle » dans laquelle elle voudrait revivre un rêve qu’elle a pu faire depuis l’enfance. En ce sens, la mise en scène de Yohanna Fuchs aide à construire ce film, cette fiction autour de la vie réelle de Magda qui, de fait, de réelle… n’a absolument rien !
Qui est « réellement » Magda ? Une menteuse, une froide calculatrice ou tout simplement une femme esclave de ses désirs ou des motivations de son âme ? On est là face à un personnage véritablement « ouvert » pour lequel les paroles du livret offrent divers points de vue de réflexion. A partir du moment où, à la fin de l’acte I, Prunier lui lit les lignes de la main, Magda est convaincue de devoir se laisser conduire par le destin. Lorsque Rambaldo viendra la chercher chez Bullier, à la fin de l’acte II, elle l’éconduit non pas en lui disant : « Laissez-moi suivre mon rêve ou mon caprice » mais en lui disant : « Laissez-moi suivre mon destin ! ». De même, à la fin du dernier acte, Magda, alors qu’elle décide de laisser Ruggero pour ne pas ruiner la réputation de ce dernier et de sa famille, insiste encore sur cette importance du destin. Comme l’avait prophétisé Prunier : « un amour, une angoisse…mystère ». Chaque moment où le personnage fait le choix d’une renonciation – de Rambaldo puis de Ruggero – est précédé d’une sorte de crise psychologique – voire hystérique ! – qui contribue à en faire un personnage véritablement complexe.
Sans doute, à l’époque de la composition de La rondine, Puccini et son librettiste connaissent les influences du vérisme italien et du naturalisme français pour lesquels toute tentative des personnages pour sortir de leur condition sociale est vouée à l’échec. De ce point de vue, La rondine est peut-être l’opéra le plus « vériste » de Puccini.
Je ne sais si j’aurai réussi à apporter des pistes de réponse à ce personnage fascinant dans mon interprétation…

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Propos recueillis et traduits de l’italien par Hervé Casini

[1] Ilias Tzempetonidis occupe la fonction de coordonnateur artistique et de directeur de casting au Teatro San Carlo de Naples.