Sous sa houlette, l’orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie n’a cessé de progresser et de créer la surprise, notamment en abordant – avec succès – des répertoires qui ne lui étaient guère familiers. À l’occasion de la nouvelle production de Tristan und Isolde qui sera donnée à Liège à partir du 28 janvier, GIAMPAOLO BISANTI nous a accordé une interview, au cours de laquelle il nous a fait part de sa façon de travailler avec les musiciens liégeois, de sa conception du chef-d’œuvre de Wagner – et de la musique en général.
© J. Berger - ORW
Stéphane LELIÈVRE : Vous êtes arrivé à Liège en janvier 2022, alors que la situation de l’Opéra Royal était assez tendue : il y avait eu la disparition de l’ancien directeur Stefano Mazzonis di Pralafera, puis le départ anticipé de Speranza Scappucci… Or, en très peu de temps, on a l’impression non seulement que la situation s’est stabilisée, mais aussi que l’orchestre a progressé de façon très nette. Comment êtes-vous parvenu à de tels résultats ?
Giampaolo BISANTI : La création d’un environnement serein est certainement le résultat du travail complexe et couronné de succès du directeur Stefano Pace, qui est un homme de théâtre très expérimenté. Il a su créer les bonnes conditions, recruter le bon personnel et mettre en place les meilleures dispositions pour que chaque personne travaillant dans ce théâtre se sente impliquée dans la vie de l’institution et ait le sentiment de faire partie d’un véritable projet artistique orienté vers l’avenir.
Je me considère comme très chanceux et j’ai rejoint cette équipe dont je constitue maintenant un « rouage », animé d’une grande passion et d’un désir de bien faire. L’orchestre s’est fait confiance et a fait confiance… et nous sommes en train de construire un chemin de grande qualité.
S.L. : Depuis votre arrivée à l’Opéra Royal de Wallonie, vous mettez un point d’honneur à diriger des répertoires très variés (le jeune Verdi – Alzira – comme le Verdi « classique » – La traviata -, Puccini, Dvořák, Offenbach ; et cette année il y aura aussi Werther et La Damnation de Faust), avec toujours la même rigueur stylistique… et le même succès ! C’est important, pour le directeur musical d’un opéra, de ne pas enfermer l’orchestre, de ne pas s’enfermer lui-même dans un type de répertoire ?
G.B. : Pendant plus de vingt ans, ma carrière s’est concentrée sur le grand répertoire italien, de Rossini aux compositeurs les plus importants du Verismo. Je crois qu’il s’agit là d’une extraordinaire « formation » et aujourd’hui, fort de cette expérience et de cette maturité, j’ai accepté la proposition de M. Pace d’élargir le répertoire des Saisons de l’Opéra Royal de Wallonie et, par conséquent, le mien.
Un musicien a toujours besoin d’expérimenter et de se remettre en question, et j’aborde ces immenses chefs-d’œuvre musicaux « étrangers » avec la plus grande humilité et le plus grand désir de toujours me remettre en question. Et avec moi, j’essaie d’impliquer ce merveilleux orchestre, qui s’est consacré à ce nouveau voyage musical avec un enthousiasme vraiment louable, insufflant toujours une grande énergie et un grand engagement à chaque production.
S.L. : On observe en particulier une volonté très nette de faire des incursions dans un répertoire plus septentrional, auquel le public n’a pas forcément été habitué lors des saisons passées : il y a eu ainsi Rusalka, Katia Kabanova, vous répétez en ce moment Tristan et Isolde : comment prépare-t-on l’orchestre à des esthétiques, des langages, qui ne lui sont pas nécessairement familiers ? Avez-vous le sentiment que le public suit l’Opéra de Liège dans ses nouveaux choix ?
G.B. : Notre orchestre est d’une ductilité extraordinaire. D’un point de vue technique, nous avons d’excellentes premières parties qui travaillent avec leurs sections pour créer un « son » qui convient au mieux au type de répertoire qu’elles abordent.
D’un point de vue musical, donc, le travail sur le type d’écriture « Mitteleuropa » est très convaincant et je suis sûr qu’aujourd’hui, après environ deux ans de travail de nos musiciens sur ces opéras, peu d’orchestres ont la capacité de proposer une palette sonore d’une telle qualité pour Wagner et, tout de suite après, de trouver la légèreté permettant d’aborder Rossini. Je suis très fier d’eux et je me sens vraiment privilégié de les guider dans ces nouvelles découvertes !
Pour le deuxième volet de votre question, et il faut en reconnaître le mérite au directeur Pace, le pari est effectivement gagné. Au début, de nombreuses personnes ont pensé que le public ne percevrait peut-être pas bien ce changement de répertoire. Eh bien, ces personnes se sont trompées ! Stefano Pace a eu une grande confiance en le public liégeois, et dans le fait que l’offre musicale d’un théâtre ne devait pas se limiter à un seul répertoire. Cette confiance a été totalement récompensée, puisque nous faisons salle comble sur salle comble pour toutes nos productions !
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S.L. : Comment aborde-t-on un chef d’œuvre comme Tristan ? Comment ne pas être tétanisé par la grandeur de l’œuvre, et trouver sa place, ou une ligne personnelle, entre les versions prestigieuses qui, de Hans Knappertsbusch, Wilhelm Futrwängler, Karl Böhm à Carlos Kleiber, Leonard Berstein, Daniel Barenboim auront précédé la vôtre ?
G.B. : Tous les noms que vous citez sont tout simplement d’immenses modèles. Je ne me comparerai jamais à l’un de ces géants… mais j’essaie de les écouter, de comprendre jusqu’à quelles limites ils ont su, par leur technique et leur humanité, conduire cette musique – qui semble plus grande que l’être humain…
C’est une musique complexe, exigeante, intimidante. Une musique qu’il faut respecter et craindre d’une certaine façon… Je pense que la meilleure approche est de partir de ce que Wagner a écrit et de ses instructions très précises, en essayant autant que possible de rester fidèle à sa poétique et à sa vision musicale. Et puis, au-delà, construire sa propre fresque de couleurs et de nuances, personnelles, uniques, sans jamais oublier que le résultat final n’est pas destiné à nous-même mais a pour vocation de transmettre des émotions au public.
S.L. : Où, selon vous, résident les principales difficultés de l’œuvre ? Dans son architecture générale, cet arc tendu vers le Liebestod qui la couronne ? L’alternance entre les moments suspendus, où le temps s’arrête, et les formidables accélérations des fins d’actes ? La recherche des couleurs nocturnes, poétiques, mystérieuses du deuxième acte, ou celles, mortifères, désolées, du prélude du III ?…
G.B. : Cette œuvre est d’une grande complexité. C’est un voyage régi par le destin, l’amour, la mort. Un voyage à l’intérieur de nous-mêmes et de notre âme. Il est impossible d’isoler un seul moment de cette musique, cela n’aurait aucun sens de le déconnecter du reste. C’est comme un grand domino ; chaque pièce contribue à en tisser la trame globale. C’est une fresque puissante peignant l’humanité et la fatalité, avec une union parfaite de la vie et de la mort, de la lumière et de l’obscurité. C’est ce qui donne à cette musique une couleur unique, très reconnaissable et presque métaphysique.
S.L. : Vous bénéficiez pour ce spectacle d’une très belle distribution, avec notamment, dans le rôle d’Isolde, une interprète (Lianna Haroutounian) qu’on est peut-être plus habitué à applaudir dans Verdi, Puccini, Cilea… Qu’est-ce qu’une voix plus latine que celles qu’on entend habituellement dans le rôle peut, à votre avis, apporter au personnage ?
G.B. : Je voulais absolument que Lianna participe à cette production. Je la connais depuis longtemps, nous avons travaillé ensemble sur un répertoire plus « traditionnel » pour elle. Mais c’est une grande artiste avec une voix douce, une émission parfaite et un volume vocal remarquable.
La douceur de son chant, combinée à la grande projection qu’elle parvient à obtenir, sont des éléments qui donneront vie à une nouvelle Isolde, à laquelle nous ne sommes peut-être pas habitués, mais que je trouve extrêmement fascinante : ce sera une merveilleuse surprise !
Lianna Haroutounian - Cio-Cio-San (Butterfly) au Seattle Opera
S.L. : Nous sommes à l’orée d’une nouvelle année : en ces temps compliqués, politiquement, socialement, économiquement, que peut-on souhaiter pour la culture en général, et la musique en particulier ?
G. B. : À une époque dominée par la fragmentation et l’individualisme, la culture joue un rôle crucial dans la restauration des liens sociaux. La musique, en particulier, est un puissant outil d’unification, une sorte de pont capable de transcender les divisions et de créer un sentiment de communauté. Grâce aux notes, nous pouvons partager des émotions profondes, célébrer nos réussites et trouver du réconfort dans l’adversité. La culture, sous toutes ses formes, nous rappelle que nous faisons partie de quelque chose de plus grand que nous-mêmes et nous invite à construire un avenir plus humain et plus durable. Dans un monde marqué par les conflits et l’incertitude, la culture est notre boussole, notre guide et notre espoir.
Pendant les répétitions de Tristan et Isolde, janvier 2025 (© J. Berger -ORW)
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Pour vous préparer à Tristan et Isolde, lisez ici notre dossier de préparation au spectacle !