LES ITALIENS À PARIS (2) : Rossini, Moïse et Pharaon (1827)
Découvrez, dans cette rubrique, un florilège d’opéras (du Siège de Corinthe à Don Carlos) composés par des musiciens italiens pour l’Opéra de Paris !
Rossini, Moïse et Pharaon (1827)
John Martin, La septième plaie (1823)
LA CREATION
Un an à peine après le succès remporté par Le Siège de Corinthe, Rossini propose au public parisien un nouvel opéra : Moïse et Pharaon, ou le Passage de la Mer Rouge, créé le 26 mars 1827 à l’Opéra, salle Le Peletier. Un nouvel opéra, ou peut-être un oratorio ? C’est en tout cas le nom que les contemporains donnaient à l’œuvre, tel Fétis dans le compte rendu qu’il rédige pour sa Gazette musicale quelques jours après la création. Fétis, dans sa critique, ne tarit pas d’éloges et va jusqu’à faire de Rossini le sauveur de l’opéra, un genre jugé moribond et boudé par le public avant que le Cygne de Pesaro n’arrive dans la capitale et y opère ce qu’il qualifie de révolution :
Fétis conclut sa critique par une évocation de l’accueil enthousiaste et reconnaissant du public parisien pour Rossini :
« Je n’ai pas besoin d’ajouter à ce que je viens de dire que le public transporté de plaisir a demandé à grands cris l’auteur de la musique, et que son nom a été couvert d’applaudissements. Rossini, amené sur la scène par Nourrit et Dabadie a reçu en personne les marques non équivoques de l’enthousiasme des spectateurs ».
Les interprètes de la création
Moïse Nicolas-Prosper Levasseur, basse
Pharaon Henri-Bernard Dabadie, baryton
Aménophis Adolphe Nourrit, ténor
Anaï Laure Cinti-Damoreau, soprano
Sinaïde Louise-Zulmé Dabadie, mezzo-soprano
Nicolas-Prosper Levasseur (1791-1871)
Henri-Bernard Dabadie (1797-1853)
Adolphe Nourrit (1802-1839)
Laure Cinti-Damoreau (1801-1863)
Louise-Zulmé Dabadie (1795-1877)
Les décors de la création, par Pierre-Luc Charles Cicéri
Les costumes de la création : Aménophis et Anaï
LE LIVRET
Le livret est signé Luigi Balocchi (directeur du théâtre Italien, auteur des livrets de Mosè in Egitto, Le Siège de Corinthe, Le Voyage à Reims ou Maometto II) et Étienne de Jouy (auteur du livret de La Vestale, futur auteur du livret de Guillaume Tell). Il évoque, en quatre actes, la captivité des Hébreux en Égypte et leur libération, rendue difficile par les atermoiements du Pharaon mais aussi l’amour de son fils Aménophis pour Anaï, nièce de Moïse. Les Hébreux ne pourront quitter l’Égypte (grâce au miraculeux passage ouvert dans les flots de la mer Rouge) qu’après que Moïse aura fait s’abattre sur le pays différentes « plaies » (les ténèbres, les sauterelles, la crue du Nil…), et surtout après le renoncement d’Anaï à son amour pour le prince égyptien.
Ce livret, par le choix d’un sujet religieux, son dénouement heureux, l’intervention du merveilleux (les ténèbres, le franchissement de la mer Rouge) ressortit en partie au classicisme ; la dimension historique de l’intrigue sur laquelle vient se greffer une intrigue amoureuse, la place réservée au ballet (au début du 3e acte), la dimension spectaculaire de la mise en scène annoncent cependant le romantisme et le grand opéra.
LA PARTITION
N.B. : Les extraits musicaux et leur minutage correspondent à la version Muti/Milan 2003 disponible sur Youtube en quatre parties, et sur le site de Première Loge ci-dessous.
L’œuvre est un rifacimento de Mosè in Egitto, action tragique sacrée que Rossini avait proposée au public napolitain en mars 1818. La démarche suivie par le compositeur et ses librettistes n’est guère éloignée de celle qui avait présidé à l’écriture du Siège de Corinthe d’après Maometto II : redécoupage du livret (4 actes au lieu de 3), modification du nom des personnages, ajout de pages spécialement composées pour l’occasion (celle des Tables de la loi, le splendide air d’Anaï au 4e acte, où la jeune femme, devant choisir entre son amour pour Aménophis et la fidélité à son peuple, expose le dilemme qui la torture : IV / 12:49-21:02), ajout d’un ballet, redistribution de certaines pages musicales (l’air d’Elcia dans Mosè devient la grande scène de Sinaïde, mère d’Aménophis : « Ah, d’une tendre mère… » : II / 34:07-43:07), déplacement de certaines scènes : l’extraordinaire scène des ténèbres, qui offrait un saisissant début in medias res à Mosè, se trouve ainsi déplacée au début du second acte (II / 00:05-08:15).
La partition comporte plusieurs pages absolument superbes : outre les airs de Sinaïde et d’Anaï déjà cités, mentionnons, entre autres, le duo entre Aménophis et Anaï au premier acte (« Si je perds celle que j’aime… » : I / 29:43-38:15), l’ensemble à 4 voix « Je tremble et soupire » après l’apparition de l’Arche sainte au 3e acte (III / 05:07-08:04), ou bien sûr la célébrissime prière « Des cieux où tu résides » (IV / 25:10-30:53) précédant la traversée de la mer Rouge – une des pages les plus célèbres de Rossini, déjà présente dans Mosè (« Dal tuo stellato soglio ») mais que le compositeur n’ajouta à son opéra qu’à l’occasion d’une reprise napolitaine en 1819.
LA FORTUNE DE L’ŒUVRE
Comme Le Siège de Corinthe, Moïse et Pharaon contribua donc grandement à dessiner les contours de ce que serait l’opéra français en cette première moitié du XIXe siècle. Les représentations parisiennes remportèrent un succès extraordinaire (on atteint le nombre de 100 représentations un an après la création !), et contribuèrent à faire revivre l’œuvre en Italie, où elle revint, sous la forme de l’opéra français en 4 actes, mais de nouveau traduite en Italien !
Les opéras de Rossini, à l’exception de deux ou trois œuvres bouffes, disparurent presque totalement des scènes lyriques à la fin du XIXe siècle et pendant toute la première moitié du XXe siècle, avant que Maria Callas ne fasse revivre le répertoire du bel canto et ne permette ainsi la renaissance de Rossini à partir de la fin des années 70. Moïse, cependant, fait quelque peu exception à la règle : si les reprises de l’ouvrage dans la première moitié du XXe siècle restent très rares, elles ne sont pas complètement inexistantes : dès 1918, la Scala reprogramme l’œuvre (en italien), et d’autres reprises suivront (en 1949, 1959, 1965), portées notamment par deux grandes basses russes, Boris Christoff et Nicolaï Ghiaurov. Londres, New York et Rome (en 1971, toujours avec Boris Christoff) mirent également l’œuvre à l’affiche, mais toujours en italien.
À Paris, en 1974, l’ORTF met au programme la version française de l’ouvrage : Joseph Rouleau (Moïse), Robert Massard (Pharaon), Adrian De Peyer (Aménophis), Michèle Le Bris (Anaï) et Joyce Blackham/Claudie Savena (Sinaïde) chantent les rôles principaux, sous la direction de John Matheson. Une bande du concert existe. Malheureusement, à cette époque, la redécouverte du chant rossinien était encore à ses balbutiements en France et plusieurs interprètes sont dépassés par les exigences de leur rôle, les difficultés techniques n’étant pas toujours compensées par la clarté de la diction que l’on serait en droit d’attendre de chanteurs pour beaucoup francophones. Une curiosité cependant, et une démarche courageuse à l’époque !
Mais c’est en 1983 que la version française de Moïse s’impose véritablement aux mélomanes du monde entier. Le 28 septembre 1983 en effet, Paris est rien moins que la capitale lyrique du monde : Samuel Ramey, Shirley Verrett et Cecilia Gasdia font redécouvrir au public émerveillé les merveilles d’une partition bien oubliée, chantée dans la langue française originale. C’est au directeur Massimo Bogianckino (qui fit également redécouvrir Le Siège de Corinthe et Jérusalem) que l’on doit ce spectacle historique, dirigé par Georges Prêtre et mis en scène par Luca Ronconi.
Depuis, l’opéra s’est imposé sur plusieurs scènes (notamment grâce à Riccardo Muti qui lui voue une admiration toute particulière) : Milan, Pesaro, Rome, Bad Wildbad ou encore le festival de Salzbourg. En France, depuis les représentations de 1983, l’œuvre (sauf erreur) n’a été proposée que deux fois, et toujours en version de concert : en 1991 à Saint-Denis, sous la direction d’Alberto Zedda (avec Simon Estes, Cecila Gasdia et Martine Dupuy), et en 2014 à l’Opéra de Marseille (avec Ildar Abdrazakov, Annick Massis, Philippe Talbot et Sonia Ganassi). Le Festival d’Aix-en-Provence a courageusement programmé l’œuvre en 2022, avec malheureusement une distribution pas tout à fait à la hauteur de l’événement.
C’est bien maigre… Nous disposons pourtant aujourd’hui d’interprètes a priori parfaitement capables de rendre justice à l’œuvre, vocalement et stylistiquement : Jean Teitgen ou Luigi De Donato ont dans leur voix toute la chaleur et la noblesse requises par le rôle-titre ; la technique et la personnalité de Perrine Madoeuf ou Julie Fuchs feraient merveille en Anaï ; Karine Deshayes serait une Sinaïde royale ; Florian Sempey semble tout indiqué pour le rôle de Pharaon, de même que Maxim Mironov (dont le français est très pur) pour celui d’Aménophis ; à moins que Philippe Talbot, qui aura sans doute eu le temps de parfaire et mûrir l’Aménophis prometteur qu’il avait proposé à Marseille en 2014, ne souhaite reprendre le rôle… Ne reste plus qu’à trouver un directeur de salle amateur de (relatives) raretés et de bel canto…
Pour voir et écouter l’œuvre
CD
Samuel Ramey, Jean-Philippe Lafont, Shirley Verrett, Cecilia Gasdia, Keith Lewis. Orchestre et choeurs de l’opéra national de Paris, dir. Georges Prêtre (2 CD Legato, enregistrement live, 1983).
Michele Pertusi, Eldar Aliev, Mariana Pentcheva, Elizabeth Norberg-Schulz, Charles Workman. Orchestre du Théâtre Communal de Bologne, Chœur de chambre de Prague, dir. Wladimir Jurowski (3 CD ROF, enregistrement live, Festival Rossini de Pesaro, 1997).
Alexey Birkus, Luca Dall’Amico, Silvia Dalla Benetta, Elisa Balbo, Randall Bills. Chœur de chambre Górecki de Cracovie, Virtuosi Brunensis, dir. Fabrizio Maria Carminati (3 CD Naxos, enregistrement live, festival de Bad Wildbad, 2018).
DVD et Blu-ray
Ildar Abdrazakov, Erwin Schrott, Sonia Ganassi, Barbara Frittoli, Giuseppe Filianoti. Orchestre et Cheoeur du Théâtre de la Scala, dir. Riccardo Muti (2 DVD Art Haus Musik, enregistré en 2003).