À Versailles, l’œuvre la plus française de Vivaldi, avec la plus française des basses italiennes : Luigi De Donato !
La Senna festeggiante de Vivaldi enregistrée à l’Opéra Royal de Versailles
L’Orchestre de l’Opéra de Versailles enregistre La Senna festeggiante de Vivaldi sous la direction de Diego Fasolis : l’occasion pour Première Loge d’effectuer un reportage sur la captation de ce qui s’annonce comme un superbe CD, et de s’entretenir avec la plus française des basses italiennes : Luigi De Donato.
La crise sanitaire a frappé l’Opéra Royal de Versailles d’autant plus douloureusement que la saison 2020-21 devait être l’occasion de célébrer les 250 ans de l’opéra… Annulations de dernière minute, mesures de distanciation, annonce d’un couvre-feu, fermeture des salles de spectacles… Il a fallu à Laurent Brunner et à ses équipes beaucoup d’imagination et de ténacité pour que l’art et la musique continuent de vivre en ces temps particulièrement difficiles. Depuis novembre, les sessions d’enregistrement se multiplient à l’Opéra Royal, et en cette mi-février, c’est Vivaldi qui est à l’honneur, avec un enregistrement de La Senna festeggiante. Cette serenata à trois voix de Vivaldi fut écrite à l’occasion du mariage de Louis XV avec Marie Leszczynska (le 5 septembre 1725), et devait célébrer, outre ces noces, la fin de la Régence et l’accession au pouvoir du jeune monarque. Comportant deux parties, elle fut créée à Venise lors de deux soirées, les 4 et 5 novembre 1726, à l’occasion de l’entrée en fonction de Jacques-Vincent Languet de Cergy, ambassadeur de France à Venise.
Plusieurs pages de l’œuvre sont d’ailleurs conçues dans le style français : on cite souvent l’ouverture de la seconde partie, composée à la Lully (même si l’harmonie reste de style italien) ; mais on note également dans La Senna la présence de plusieurs pages rappelant des danses de tradition française (tel le menuet du duo « Qui per darci amabil pace » par exemple), sans parler de l’air du soprano « Al mio seno il Pargoletto », qualifié par le compositeur de largo alla Francese.
En cette après-midi du 11 février, l’ambiance est très particulière sur le plateau de l’Opéra Royal : les musiciens tournent le dos aux splendides galeries, vides de tout spectateurs, mais qui constitueront un superbe arrière-plan pour la captation vidéo du concert, prévue 3 jours plus tard. (première Loge a assisté à la captation de ce concert, nous en ferons le compte rendu très prochainement). Pour l’heure, c’est le CD qu’on enregistre, dans une ambiance étonnante, faite tout à la fois de bonne humeur, de décontraction, de sérieux et d’extrême rigueur. La capacité des trois chanteurs (Gwendoline Blondeel, Lucile Richardot et Luigi De Donato) à passer en un quart de seconde du rire ou de la plaisanterie à la concentration la plus absolue est impressionnante ! C’est à un travail d’orfèvre que nous assistons :
le chef Diego Fasolis, d’une méticulosité et d’un perfectionnisme extrêmes, n’hésite pas à multiplier les prises en raison d’un départ légèrement imprécis, de la seconde flûte qu’on entend un peu trop, ou un peu trop peu, d’une couleur précise qu’il cherche à obtenir de l’orchestre… Les chanteurs et les musiciens se plient avec une patience et un professionnalisme exemplaires à ces diverses demandes, lesquelles émanent parfois d’eux-mêmes, comme lorsque Lucile Richardot estime (avec une sévérité extrême vis-à-vis d’elle-même !) qu’elle arrive un peu trop à bout de souffle à la fin de telle phrase, ou lorsqu’elle s’interroge sur le moment précis où elle doit rouler le r final de tel mot !
Si l’idéal artistique consiste, selon les formules de Boileau, à « sans perdre courage, / Vingt fois sur le métier remettre [son] ouvrage », alors aucun doute : cette version de La Senna festeggiante selon Diego Fasolis frisera l’idéal !
Pour Luigi De Donato, chanteur à l’ambitus exceptionnel, comptant (déjà) 100 rôles à son répertoire – mais aussi cuisinier d’exception [1] ! –, cette opportunité de chanter est une aubaine, après presque un an de repos forcé (85 % de ses projets ont été annulés, dont certains lui tenaient particulièrement à cœur, tels ce Xerxes de Buenos Aires…) – même si (le chanteur insiste beaucoup sur ce point), rien ne remplacera jamais le concert donné face au public : « Nous, artistes, sommes les transmetteurs de ce qu’ont créé les compositeurs. Nous avons une double responsabilité : face aux musiciens, et face au public. Nous sommes là pour révéler la musique et la partager avec les spectateurs ; et ce partage ne peut se faire efficacement que si le public est physiquement présent ».
Luigi De Donato se remémore l’interruption brutale, à Rouen, du Serse de Händel donné en mars dernier. Une interruption qui s’était faite dans une ambiance proche de la panique : « Aujourd’hui, le principe de la captation avec toutes les précautions d’usage (gel, masques, respect des distances) est acquis. Mais à l’époque, on ne comprenait ni ce qui se passait, ni les proportions que cela allait prendre… Évidemment, certains spectacles – dont ce Serse – seront reprogrammés. Reste à espérer que tous les artistes seront de nouveau libres au même moment. Cet été, j’ai pu également chanter Leonora de Paër au festival d’Innsbruck : les autorités autrichiennes autorisaient encore à cette époque les spectacles avec public. C’était très émouvant, nous avions l’impression de nous produire sur un petit îlot préservé [2]… »
Si les spectacles se font rares, l’actualité discographique de Luigi De Donato est en revanche très riche : après un très beau Rinaldo, un splendide Samson de Händel et un Argippo de Vivaldi sur lequel nous reviendrons prochainement, paraîtront précisément un enregistrement de cette Leonora de Paër, mais aussi une œuvre rare dirigée par Diego Fasoli : Casanova et l’Albertolli, un opéra du compositeur suisse-italien Richard Flury créé en 1938. « Une œuvre très intéressante, qu’on peut rapprocher par certains côtés de Puccini ou Strauss, mais qui comporte également des séquences dodécaphoniques…».
Luigi De Donato est en tout cas ravi de retrouver Vivaldi (il garde notamment un magnifique souvenir d’un Motezuma chanté au Mexique, à Guanajuato, avec Vivica Genaux, Roberta Mameli et Federico Maria Sardelli !). « Cette Senna festeggiante est une œuvre dans laquelle le théâtre est en fait très présent – dans la musique plus que dans le texte, dépourvu d’action. Vocalement, la musique de la Seine, la partie chantée par la voix de basse, est très exigeante : deux airs sur les trois que je chante nécessitent une agilità di forza, ainsi que de grands sauts de tessiture, avec des descentes vers l’extrême grave ». Autant de prouesses que Luigi De Donato exécute avec un naturel et une facilité déconcertants : « Il n’est pas concevable pour moi d’accepter un rôle si je n’en possède pas parfaitement toutes les notes dans la voix, en d’autres termes, si je ne me sens pas tranquille par rapport à la partition.
Mais cette apparente facilité est en fait le fruit d’années d’entraînement. C’est le but de tout le travail que je mène sur ma technique : je veux pouvoir chanter de façon tranquille, sereine ! J’ai toujours eu une certaine facilité pour le registre grave : à 17 ans déjà, je me suis présenté au conservatoire de ma ville natale, Cosenza [3], avec l’air de Fiesco ! En revanche, les aigus, je les ai vraiment conquis grâce à un travail technique long et patient ».
Un travail technique qui a pris un bel essor lorsque Luigi a gagné le prestigieux concours AsLiCo, lequel permet au lauréat de bénéficier d’une année complète de formation particulièrement pointue, comportant notamment plusieurs master classes. Celle dispensée par Rockwell Blake a laissé un fort souvenir à Luigi De Donato, notamment pour ce qui concerne la couleur de la voix : grâce à l’enseignement du ténor américain, notre basse a compris que chaque voix a sa propre couleur et qu’elle n’en change pas : « La seule chose qu’on peut faire, c’est ajouter un peu de blanc ou un peu de noir pour, en fonction du contexte dramatique, la rendre plus lumineuse ou plus obscure. Il faut absolument respecter son instrument, c’est la clé de tout : chercher à changer artificiellement la couleur de sa voix, ou chercher à l’éclaircir ou à l’obscurcir exagérément, c’est un peu comme si vous faisiez une randonnée en portant un sac à dos rempli de pierres : c’est épuisant, et parfaitement anti-naturel ! »
On se laisserait aller à écouter des heures Luigi De Donato parler technique, style, répertoire… mais le régisseur nous rappelle à l’ordre : la répétition reprend ! Rendez-vous est pris pour une prochaine rencontre afin de poursuivre et terminer cet entretien, sous la forme d’un podcast cette fois-ci. Ce qui permettra à nos lecteurs d’entendre le français délicieusement chantant de la plus française des basses italiennes !
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[1] Ses aficionados ont suivi avec intérêt et gourmandise ses séances de cuisine données en direct sur Facebook pendant le premier confinement, au cours desquelles, tout en dévoilant les secrets des meilleures recettes italiennes, il interprétait (à la demande !) les plus grands airs du répertoire !
[2] Un CD du concert est prévu. Première Loge s’en fera bien sûr l’écho.
[3] En Calabre.