Crédits photos : © Elisa Haberer / Opéra national de Paris
C’est avec une création mondiale que l’Opéra national de Paris rouvre ses portes au public, après près de sept mois de fermeture, depuis le 30 octobre dernier. Même si l’institution n’a pas coupé le lien avec ses spectateurs, grâce à la diffusion en ligne de productions et d’objets audiovisuels, en particulier sur sa plate-forme, rien ne remplace le spectacle vivant en chair et en salle. Le nouveau directeur de la maison, Alexander Neef, qui, rappelons-le, suite au départ précipité de Stéphane Lisssner, a pris ses fonctions de manière anticipée au début de cette saison écrasée par l’épidémie, a même pris la peine de prendre la parole à la fin de cette première pour marquer cette reprise avec une brève allocution de remerciements et de confiance revenue dans ce qui fait l’essence du théâtre lyrique comme art vivant.
Ce pied de nez de la programmation, qui doit un peu au hasard du calendrier, à la réputation de conservatisme de la première maison d’opéra de France s’inscrit pourtant dans le cycle de commandes autour de quelques piliers de la littérature française – qui se résumera à un triptyque d’ouvrages de styles assez hétérogènes. Après, en 2017, Trompe-la-mort de Luca Francesconi, inspiré par La comédie humaine de Balzac, et plus précisément le personnage de Jacques Collin, alias Vautrin, alias l’abbé Herrera, alias Trompe-la-mort, puis, l’année suivante, Bérénice de Michael Jarell puisant chez Racine, Le soulier de satin de Marc-André Dalbavie adapte la pièce fleuve homonyme de Claudel, et se révèle sans doute la plus réussie des trois créations.
Si le livret de Raphaèle Fleury allège la prosodie et le langage claudéliens pour l’adapter aux exigences de l’art lyrique, les connaisseurs comme les novices retrouveront l’essentiel des thématiques et de l’inspiration de l’œuvre dramatique, sinon même de sa musicalité. Cette fidélité s’affirme jusque dans les épisodes et motifs emblématiques de la pièce, tels le Dialogue de l’ombre double ou la Lettre à Rodrigue. La prosodie singulière du poète français, qui fait alterner les modes de déclamation, a, à l’évidence, servi de guide à l’écriture de Marc-André Dalbavie, tant du point de vue de la partie vocale, que de la facture instrumentale. La très longue première partie, d’une durée de deux heures avant le premier entracte, illustre cette sorte de déférence de la partition face à la musicalité du texte, qu’elle porte pour s’accomplir en lui plus qu’en elle-même. Les deux autres parties, qui correspondent essentiellement aux deux dernières journées, développent une plus grande autonomie d’un langage musical, qui, puisant largement dans le courant spectral, en particulier dans le grain des textures orchestrales des derniers tableaux, a le mérite, rare et salutaire, de ne jamais chercher à prendre parti dans les conflits esthétiques entre avant-gardes intransigeantes et néo-tonalismes et néo-romantismes aux allures de cinéphilie réactionnaire. Dans le chatoiement des couleurs, on distingue quelques touches de cymbalum ou de guitare baroque, ainsi qu’un épisode de pavane Renaissance dévolue à un quatuor à cordes. Et, qualité que l’on aimerait retrouver plus souvent dans la musique contemporaine, l’écriture fait appel à toute la palette des registres de la voix, avec un lyrisme prononcé à la fois sensible au texte et à la sensualité du chant. Dirigée avec attention par le compositeur en personne, à la tête de l’Orchestre national de Paris, c’est une musique fluide et inspirée, qui réserve des beautés parfois fascinantes, et reste, au-delà des dimensions de l’œuvre, accessible, sans jamais renoncer à l’exigence artistique et se compromettre dans quelque facilité que ce soit.
Le foisonnement de rôles est défendu par une distribution de très belle tenue, à la diction quasi impeccable d’un bout à l’autre des presque cinq heures de l’ouvrage. Ève-Maud Hubeaux se révèle une magnifique et magistrale Doña Prouhèze, modulant de son timbre charnu et riche d’harmoniques la palette des contradictions de son personnage, sans en sacrifier la noblesse. Son époux légitime, Don Pélage, revient à un Yann Beuron d’une réserve un rien altière et d’une clarté d’émission calibrées à la personnalité du rôle. Jean-Sébastien Bou fait valoir un Don Camille investi aux côtés de la lumineuse Doña Musique de Vannina Santoni, laquelle endosse également la défroque de la bouchère. Camille Poul affirme la fraîcheur juvénile, fruitée et non dénuée de quelque témérité de Doña Sept-Epées, tandis qu’on ne manquera pas d’apprécier la vitalité lyrique et parfois héroïco-comique de Julien Dran, tour à tour Vice-Roi de Naples, Saint Boniface et Don Ramire. Nicolas Cavallier imprime à Don Balthazar, Saint Nicolas et Frère Léon l’autorité paternelle attendue dans ces figures. Les duègnes et autres dames vénérables – Doña Isabel, Doña Honoria et la religieuse – siéent à une Béatrice Uria-Monzon parfaitement équilibrée, qui ne sacrifie pas la justesse de l’expression à l’intégrité du matériau vocal, quand Éric Huchet assume les ténors de caractère, du sergent napolitain au premier soldat, en passant par le capitaine, sans négliger pour autant une certaine complexité dramatique qui affleure dans son Don Rodilard. Confiées à une tessiture de contre-ténor, les phantasmes angéliques et religieux – l’Ange gardien, Saint-Jacques et Saint Adlibitum – rayonnent grâce à la virtuosité de Max Emanuel Cenčić. On appréciera les apparitions successives et contrastées de Marc Labonnette – père jésuite, Roi d’Espagne, Saint Denys d’Athènes, Don Almagro et deuxième soldat. Quant au solide Don Rodrigue de Luca Pisaroni, il cède ça et là à plus de rugosité que ne l’exige le personnage. Pour ce qui est de la partie exclusivement parlée dévolue à des comédiens, Cyril Bothorel – également chancelier et Don Léopold – souligne avec un jeu souvent premier degré les didascalies de l’Annonceur, aux côtés de l’Irrépressible de Yann-Joël Collin, par ailleurs Don Fernand. Dans une relative imparité avec le reste du plateau, l’amplification microphonique de Yuming Hey homogénéise les répliques du Chinois Isidore, dispositif que l’on retrouve avec la Noire Jobarbara et la logeuse de Mélody Pini. On ne saurait enfin résister à la voix enregistrée de Fanny Ardant dans la méditation de la lune dans le Dialogue de l’ombre double qui clôt la Deuxième journée, caressant presque amoureusement la prosodie poétique.
Quant au travail de Stanislay Nordey, qui n’était plus revenu à l’Opéra national de Paris depuis Melancholia de Georg Friedrich Haas, la scénographie de toiles qui se retournent à vue au gré du spectacle, il assume une économie décantée en symbiose avec l’œuvre, et que seule la Quatrième journée pondère avec un supplément d’accessoires sur le plateau. Les cadres du décor de Raoul Fernandez reproduisent, avec quelques anamorphoses dans la copie, non seulement des toiles du seizième siècle, celui de l’argument, mais aussi des allusions plus contemporaines, tel le paysage bleu et vert que l’on croirait signé Giorgia O’Keefe. Les lumières de Philippe Berthomé et les vidéos de Stéphane Pougnand modulent efficacement les atmosphères avec, à l’occasion de belles pénombres et des variations nocturnes qui renvoient habilement au dénuement de la scène. Daniele Guaschino a réalisé des appoints sonores, et Loïc Touzé réglé des mouvements chorégraphiques qui n’empiètent pas sur l’attention au verbe et à la musique. Pour autant cette approche qui dévoile une filiation avec le théâtre de tréteaux voulu par Claudel ne parvient pas à restituer le mélange des genres et des registres de l’original dramatique. Le burlesque et le comique, au-delà du jeu des didascalies, devait peut-être revenir aux numéros prévus pour les entractes – une parade, le Retour de Diego Rodriguez, à l’extérieur ou dans les espaces publics du théâtre, et les Conquistadores chez le tailleur, au buffet – que les restrictions sanitaires ont contraint à supprimer.
Si l’ensemble ne se départ d’une certaine gravité, il n’en reste pas moins que ce Soulier de satin, où se font certes sentir les influences du Pelléas de Debussy ou du Dialogue des carmélites de Poulenc, mais plus encore, jusque dans la monumentalité, du Saint-François d’Assise de Messiaen, constitue une expérience singulière, difficile cependant à reprendre, en raison même de sa démesure. On peut toujours espérer que le compositeur tirera des scènes de son grand œuvre qui pourraient être jouées en concert – malgré le nombre des personnages, la pièce ne compte pas de grands ensembles, les séquences n’allant pas au-delà du quatuor, échelle où s’entend d’ailleurs d’une belle maîtrise contrapuntique. La musique de cette création, qui contraste avec une certaine standardisation artistique du reste de l’ère Lissner, vaut la peine d’être réentendue.
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Pour ce spectacle, Gilles Charlassier a bénéficié d’une invitation de l’Opéra national de Paris.
Doña Prouhèze Ève-Maud Hubeaux
Doña Isabel / Doña Honoria / la religieuseBéatrice Uria-Monzon
Doña Sept-Epées Camille Poul
Doña Musique / la bouchère Vannina Santoni
La noire Jobarbara / la logeuse Mélody Pini
La Lune (voix enregistrée)Fanny Ardant
Don Rodrigue de Manacor Luca Pisaroni
Le père jésuite / le Roi d’Espagne / Saint Denys d’Athènes / Don Almagro / deuxième soldat Marc Labonnette
Don Pélage Yann Beuron
Don Balthazar / Saint Nicolas / Frère Léon Nicolas Cavallier
Don Camille Jean-Sébastien Bou
Le sergent napolitain / Don Rodilard / le capitaine / premier soldat Éric Huchet
L’ange gardien / Saint-Jacques / Saint Adlibitum Max Emanuel Cenčić
Le Vice-Roi de Naples / Saint Boniface / Don Ramire Julien Dran
L’irrépressible / Don Fernand Yann-Joël Collin
L’annoncier / le chancelier / Don Léopold Cyril Bothorel
Le chinois Isidore Yuming Hey
Marianne Croux, Andrea Cueva Molnar, Alexandra Flood, Kseniia Proshina, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, Marine Chagnon, Lise Nougier, Cornelia Oncioiu, Ramya Roy : voix de la procession
Orchestre de l’Opéra national de Paris, dir. Marc-André Dalbavie
Mise en scène : Stanislas Nordey
Le Soulier de satin
Opéra en quatre journées de Marc-André Dalbavie, livret de Raphaèle Fleury d’après Paul Claudel, créé le 21 mai 2021 à l’Opéra national de Paris (Palais Garnier).
Représentation du vendredi 21 mai 2021 (création mondiale).